Accueil > Financement et politiques publiques > Maryne Cotty-Eslous (Lucine) : “L’article 33 du PLFSS tel qu’il est rédigé aujourd’hui n’est pas suffisant” Maryne Cotty-Eslous (Lucine) : “L’article 33 du PLFSS tel qu’il est rédigé aujourd’hui n’est pas suffisant” Maryne Cotty-Eslous est la PDG de Lucine. Elle attend du PLFSS 2022, en cours d’examen au Parlement, une meilleure reconnaissance des thérapies numériques (DTx) et la structuration d’un véritable écosystème en France et en Europe. Par Sandrine Cochard. Publié le 09 novembre 2021 à 8h00 - Mis à jour le 25 octobre 2023 à 16h16 Ressources L’Assemblée nationale a adopté le PLFSS 2022, le 26 octobre dernier, en première lecture. Que pensez-vous de l’article 33, qui aborde la question des thérapies digitales et de leur possible remboursement ? Ma première réaction est très positive. Cela fait 11 mois que Lucine œuvre pour que le sujet des thérapies numériques puisse être connu au niveau des parlementaires, des instances ministérielles et des administrations. En juin, le CSIS (Conseil Stratégique des Industries de Santé, NDLR) avait déjà reconnu les thérapies numériques comme étant stratégiques pour l’avenir dans l’innovation en santé en France et en Europe. Ce sont deux victoires très importantes pour nous cette année. Que va changer cette reconnaissance pour votre activité ? Cela permet d’installer une connaissance et une reconnaissance dans le monde réglementaire, administratif et opérationnel des DTx. Cela permet aussi de montrer que la France est au niveau des autres. La France est en retard sur le sujet ? Sur la reconnaissance des DTx, clairement. C’est la raison pour laquelle aujourd’hui, sur les 300 grosses sociétés qui constituent ce secteur, plus de 80% sont aux Etats-Unis. Beaucoup de sociétés européennes sont parties là-bas parce qu’il y avait une reconnaissance réglementaire et une homogénéisation du marché. Cela a permis à ces DTx d’exister et d’exploser beaucoup plus rapidement. En Europe, certains pays comme l’Allemagne et le Royaume-Uni ont commencé à s’adapter il y a 18 mois. La France avait ce petit retard, donc nous sommes ravis de voir qu’elle cherche à le rattraper. Néanmoins, l’article 33 tel qu’il est rédigé aujourd’hui n’est pas suffisant. Pourquoi ? Cet article offre une reconnaissance aux thérapies numériques et aux sciences clinique et fondamentale, qui sont au cœur de ces solutions. Mais au niveau des industriels, il manque encore des éléments dans cet article. Le fait de dire qu’il y aura un remboursement sur la base d’un forfait tarifaire est insuffisant. Nous souhaitons pousser le texte un peu plus loin avec quelques amendements supplémentaires pour intégrer la partie “usage”. Comment anticiper de futurs usages sur des solutions aussi récentes ? Notre première proposition est que soit ajouté un alinéa disant que “sera systématiquement envisagé un prix pour le produit et au moins un questionnement sur l’année d’expérimentation pour voir s’il n’y a pas un potentiel nouvel usage qui permettrait de définir un prix à l’acte”. Au bout d’un an, on entrerait automatiquement dans le droit commun avec un prix à l’acte. Notre seconde proposition est d’être un plus précis sur la notion de “forfait tarifaire”. Notre appréhension, c’est qu’à travers la notion de dispositif médical numérique, il n’y ait pas de distinction entre un outil de diagnostic et un outil thérapeutique. Développer une application permettant de suivre ses symptômes à la maison, c’est dix millions d’euros d’investis, études cliniques et marquage CE inclus. Mais développer une thérapie numérique, à visée thérapeutique donc, est quasiment aussi long que de développer un médicament ! Cela oscille entre 6 à 8 ans et se chiffre en plusieurs dizaines voire en centaines de millions d’euros investis. Ce n’est pas parce qu’on a le terme “numérique” en commun que l’on fait tous la même chose, qu’on investit les mêmes montants et que l’on a les mêmes contraintes. Catégoriser les solutions permettrait d’avoir des forfaits adaptés aux investissements faits par les sociétés. Sur quels critères vous basez-vous ? On s’inspire de ce qui se fait dans le médicament, où il y a trois critères : un besoin médical peu ou pas couvert, le niveau d’innovation par rapport aux autres acteurs, les aspects économiques adressés par la solution À partir de ces informations, on obtient une note, puis on regarde les montants investis pour créer la solution. Ces éléments permettent de déterminer un prix. On pourrait tout à fait appliquer la même formule aux dispositifs médicaux numériques. La HAS la connaît et la maîtrise. Cela offrirait des critères objectifs et transparents aux entrepreneurs, ce qui leur permettrait de structurer une stratégie, d’aller lever des fonds et de faire des projections de rentabilité sur les taux de prescription potentiels. Ce qu’aujourd’hui, on ne peux pas faire. L’article 33 propose un remboursement produit, c’est super, mais il faut inclure la notion d’usages futurs. Sinon, on risque de se retrouver dans la même situation que la télésurveillance qui a mis 10 à 15 ans pour obtenir sa reconnaissance (avec l’article 24 qui va l’inscrire dans le droit commun, NDLR). Or dans 15 ans, nos boîtes seront mortes ! Comment faites-vous valoir votre position auprès des parlementaires ? Depuis 10 mois, je fais des remontées terrain auprès des députés, des sénateurs, des ministères. Je suis toujours très bien reçue et les échanges sont très positifs, mais dès que l’on parle argent, des freins demeurent. Reconnaître une solution est une chose, commencer à parler forfaits et tarifications est plus compliqué car plus engageant. Mais cela est nécessaire car si on reste avec un article 33 rédigé comme il l’est aujourd’hui, on prend le risque que ce soit un article vide. Il faut ajouter des amendements permettant au décret d’application d’être très concret. Sinon, ce sera surtout un outil de communication politique qui n’apporte pas grand chose. Qu’en pensent les autres acteurs des DTx ? Y a-t-il un consensus sur cette question parmi les industriels ? Aujourd’hui, les industriels des DTx ne veulent pas entendre parler de la France et de l’Europe. Le marché européen n’est pas homogène, ils ne savent donc pas comment le prendre. Deuxième difficulté, la réglementation européenne est compliquée, entre le RGPD, le marquage CE… Cela représente beaucoup d’investissements et les industriels ne voient pas comment être rentables. Même les acteurs européens des DTx voient la France comme un marché trop compliqué. J’ai eu la chance d’être au Conseil national du numérique où j’étais en charge du groupe de travail sur la santé. J’avais identifié deux choses : non seulement personne ne voulait venir en France, alors que ces acteurs avaient des solutions répondant à des besoins médicaux stratégiques, mais beaucoup de chercheurs qui développaient des brevets pouvant potentiellement produire des DTx s’en allaient. La France va passer à côté du tournant de l’innovation en santé. C’est criminel quand on sait que plus de 50% des maladies référencées dans l’ALD (affections longues durées) sont des maladies auxquelles les DTx pourraient apporter une réponse. Aujourd’hui, il n’y a pas de structure permettant de porter les DTx, à part la Digital therapeutic Alliance mais qui est un cluster industriel uniquement. Or, pour avancer sur le sujet, nous avons besoin d’avoir l’entièreté de la chaîne de valeurs et de réunir les industriels mais aussi l’Inria, l’Arris, les associations de patients… Il y a justement un lieu pensé pour structurer la filière du numérique en santé en France, c’est PariSanté Campus, qui va ouvrir ses portes ces prochaines semaines. En ferez-vous partie ? Lucine devrait en faire partie, oui. Nous espérons que cela devienne nos premiers bureaux à Paris car nous sommes à Bordeaux. PariSanté Campus va être un acteur-clé pour structurer l’avenir des DTx. Nous aurons des choses à annoncer en février prochain car nous souhaitons aller beaucoup plus loin l’année prochaine. Nous travaillons depuis des mois pour faire avancer la connaissance et la reconnaissance des DTx. Mais Lucine ne peut pas continuer à porter ce sujet tout seul. Il y a une quinzaine d’acteurs répartis sur cette chaîne de valeur, qui ne sont pas très loin d’être les mêmes que ceux de PariSanté Campus, avec une vraie volonté de structurer les DTx en France et en Europe. Cela va transformer Lucine ces prochains mois. ENTRETIEN – Professeur Antoine Tesnière (PariSanté Campus): “L’enjeu est de fédérer l’écosystème du numérique en santé” Un acteur-phare des DTx, Voluntis, a récemment été racheté par l’américain Aptar. Qu’est-ce que cela vous inspire ? À titre personnel, je suis très déçue par le montant car ce n’est pas un gros montant pour une entreprise qui s’est battue pendant plus de 15 ans pour changer des règles et enfoncer des portes. Je suis déçue parce que c’est acheté par un groupe américain, encore ! Donc on perd notre souveraineté européenne et française. En tant qu’entrepreneur, je sais que certaines décisions sont difficiles à prendre, mais ce rachat est symptomatique de ce que l’on doit changer. Cette entreprise a abattu des murs, c’est Pierre Leurent (le fondateur de Voluntis, NDLR) qui a monté Digital therapeutic Alliance, le premier cluster industriel international sur le sujet. Elle aurait dû être accompagnée, elle ne l’a pas été suffisamment pour moi. Mais ce n’est pas en donnant 10, 15 ou 30 millions que l’on rend un acteur puissant, c’est en donnant 100 millions ! Les États-Unis savent mieux le faire et passent d’importantes commandes publiques. L’enjeu est le même pour faire émerger un acteur cloud européen, et là on parle de milliards d’euros à investir ! Le vote du PLFSS 2022 est donc pour vous l’occasion de marquer ce soutien à l’écosystème ? Oui, c’est le moment. Le Covid a permis une prise de conscience sur la souveraineté et la nécessité d’industrialiser en France et de ne pas laisser partir les talents. Il ne faut pas avoir peur de voir nos entreprises réussir, au contraire ! Récemment, j’ai lu des critiques sur Doctolib parce qu’il est majoritaire en termes d’outils de prise de rendez-vous médicaux. Mais il faut plutôt encourager cela ! Les GAFAM commencent à se positionner sur la même proposition que Doctolib. Or, s’il n’y a pas de soutien des différents États européens pour donner à Doctolib la capacité de devenir un géant de la prise de rendez-vous médical, cette belle licorne retournera dans son royaume magique ! Nous devons nous battre pour faire de la France et l’Europe des territoires d’accueil pour les entreprises innovantes en santé. Maryne Cotty-Eslous Depuis 2013 : PDG et fondatrice de Lucine Depuis février 2021 : vice-présidente du groupe de travail Europe au sein de la Digital Therapeutics Alliance Depuis janvier 2021 : membre du comité éthique de Coalition Next Mai 2018 – Décembre 2020 : Membre du Conseil national du numérique (CNNum), chargée de la santé Sandrine Cochard InnovationPLFSSPolitique de santéRèglementaireThérapie digitale Besoin d’informations complémentaires ? Contactez le service d’études à la demande de mind À lire Dossier [Étude exclusive mind Health] Quels acteurs français ont le plus adopté le numérique dans leurs essais cliniques ? analyses PLFSS 2022 : quelles pistes pour la généralisation de la télésurveillance médicale ? Start-up à la loupe Comment Sivan a franchi l’étape de la commercialisation