Accueil > Médias & Audiovisuel > “6 propositions pour adapter le cadre réglementaire audiovisuel aux nouveaux usages” “6 propositions pour adapter le cadre réglementaire audiovisuel aux nouveaux usages” Nathalie Sonnac, professeure d'économie à l’Université Panthéon-Assas et ex-membre du CSA, souligne les lacunes de la loi de 1986 relative à la liberté de communication, leurs impacts sur les groupes télévisuels, et présente des pistes de travail pour y remédier : “new deal” entre producteurs et éditeurs audiovisuels, refonte du dispositif anti-concentration, accès aux données, renforcement de l'indépendance des rédactions... Par Contribution externe. Publié le 12 mai 2023 à 11h49 - Mis à jour le 19 juillet 2023 à 19h42 Ressources Les médias sont au cœur de la transformation générale de nos sociétés. Le rôle accru des données dans leur économie, la convergence intersectorielle avec le monde des télécommunications et de l’informatique, la nécessité de consolider leurs ressources et de trouver de nouveaux relais de croissance, l’environnement internationalisé et ultra-concurrentiel dans lequel ils évoluent… tous ces facteurs participent à la recomposition du paysage médiatique et obligent à repenser le cadre de la réglementation. L’audiovisuel n’y échappe pas. Les plateformes en ligne et les services de SVOD se sont rapidement imposés comme des concurrents directs et indirects des médias traditionnels sur différents marchés, chaînes de télévision comprises : le marché de l’attention, où la durée d’écoute des médias traditionnels a diminué ; le marché des revenus publicitaires – la presse a par exemple perdu 70 % de ses revenus et Internet est devenu le premier support média pour les investissements de communication des annonceurs devant la télévision ; mais aussi les marchés des droits de propriété intellectuelle et des droits sportifs, et enfin celui de la distribution des contenus. “Notre réglementation de l’audiovisuel a conservé l’esprit de l’exception culturelle sans vouloir la conjuguer à une approche économique” Dans ce nouvel environnement concurrentiel, les groupes audiovisuels historiques font face à de nombreux défis. J’en relèverai ici trois. Le marché de la publicité en ligne est largement dominé par les Big techs, qui accaparent la croissance et sont progressivement devenus des points de passage obligés. Ces “gatekeepers” exercent une forte influence sur la capacité des diffuseurs à vendre leurs espaces publicitaires et sur celle des annonceurs à choisir les réseaux de diffusion. Un autre défi concerne le marché des droits de propriété, sur lequel les GAFA ont investi en 2021 près de 100 milliards de dollars. Il a eu pour effet d’inonder le marché mondial de leurs productions et d’assécher petit à petit les marchés locaux avec une inflation généralisée des droits. Ils évincent de cette façon les acteurs traditionnels. Le dernier enjeu majeur pour le secteur audiovisuel est celui de la distribution OTT ; tous les acteurs cherchant à être accessibles par le plus grand nombre et bénéficier d’un accès direct aux consommateurs. La loi de 1986 sur l’audiovisuel est obsolète Le secteur audiovisuel est particulièrement affecté par ces transformations structurelles. Et la loi de 1986, qui garantit la liberté de communication, n’est plus le bon cadre législatif. Fruit de l’empilement de trop nombreuses modifications dans le temps, d’inspirations différentes, et parfois divergentes, du moins pas toujours structurantes, les décrets d’applications sont venus l’alourdir et la complexifier. La loi est devenue dans sa globalité obsolète. Les relations producteurs-diffuseurs qui s’inscrivent dans cette loi en sont l’illustration. Le système d’aides à la production audiovisuelle a conservé sa structure générale originelle avec un système redistributif, une réglementation sous forme de quotas d’obligations pour les diffuseurs et un soutien institutionnel. La dernière étude de l’Arcom consacrée au tissu économique de la production audiovisuelle (2022) dénombre près de 5 000 producteurs en France, dont certains réalisent des chiffres d’affaires supérieurs au milliard d’euros. L’époque où de petits producteurs indépendants devaient faire face à quatre diffuseurs plus puissants économiquement qu’eux est révolue (les décrets dits Tasca, 1992). Et c’est une bonne nouvelle ! Pourtant, nous restons le seul pays européen a imposé une obligation en matière de production indépendante aussi éloignée du minima requis par la directive Services de médias audiovisuels (SMA, 2018), une directive alors qualifiée d’harmonisation ! Nous sommes également le seul pays à appliquer une définition aussi restrictive de la production indépendante. Notre réglementation de l’audiovisuel a conservé l’esprit de l’exception culturelle sans vouloir la conjuguer à une approche économique, pourtant devenue de plus en plus prégnante. L’arrivée de nouveaux services a multiplié le nombre de guichets, dans un marché en pleine croissance du point de vue des téléspectateurs et des diffuseurs. “Il existe à présent une urgence à écrire une nouvelle loi qui n’oppose plus les grandes entreprises à la diversité et au pluralisme, ni les diffuseurs aux producteurs” Le secteur audiovisuel réclame un cadre souple et élargi qui conserve à la fois les principes essentiels de garant des libertés publiques, de la promotion de la diversité, du financement de la création, de la défense de l’égalité des droits et du renforcement de la cohésion sociale. Mais il doit en même temps intégrer impérativement les questions liées à la loyauté des plateformes et des algorithmes, à la territorialité des droits et à leur propriété et permettre l’émergence de nouveaux modèles. Il existe à présent une urgence à écrire une nouvelle loi pour les médias audiovisuels. Une loi qui n’oppose plus les grandes entreprises à la diversité et au pluralisme, ni les diffuseurs aux producteurs. Une loi pour garantir la liberté de communication, l’indépendance des médias et assurer l’équilibre économique des acteurs, à l’heure des réseaux et du numérique. Une loi qui permet de mener simultanément une politique industrielle et culturelle. Une loi qui se doit de rétablir le contrat de confiance avec nos concitoyens. Je propose donc une nouvelle loi sur l’audiovisuel qui s’appuie sur six nouveaux piliers originaux. 1) Mieux garantir l’indépendance des rédactions audiovisuelles Nous vivons depuis plusieurs années dans un climat de défiance vis-à-vis des institutions en général, des médias et des journalistes en particulier : 46 % des français pensent que la démocratie fonctionne mal, 29 % que les élections sont faussées et 79 % sont favorables à la mise en place d’un contrôle de véracité de ce que publient les médias. Dans ce nouvel espace informationnel numérisé, les règles entre le respect des libertés publiques et l’ordre public (respect de la vie privée, protection des jeunes publics, respect de la dignité humaine,) tardent à se mettre en place : désinformation, polarisation des opinions, enfermement informationnel… Le premier pilier vise donc à garantir les conditions de la fabrique d’une information audiovisuelle fiable et de qualité par des journalistes professionnels. Ceci doit être réaffirmé clairement dans toutes les rédactions afin de mieux protéger l’indépendance de l’information. Des mesures supplémentaires doivent être prises pour consolider la séparation entre les intérêts des actionnaires et l’information. Toute ingérence du propriétaire ou de l’actionnaire dans le fonctionnement des entreprises audiovisuelles devrait être sanctionnée lourdement. Ces mesures doivent être rehaussées dans la future loi qui est annoncée au Parlement, et ne doivent pas se perdre dans la délibération. Prenons deux exemples. L’article premier de la délibération stipule que le régulateur “veille à éviter toute confusion entre information et divertissement”. Il faut des obligations de moyens pour la rendre effective, comme le nombre de journalistes qui participent à la fabrique de l’émission. S’ils n’y participent pas, comment s’assurer de la non-confusion des deux genres, cette séparation si utile pour l’équilibre de nos démocraties ? La présence de Comités d’éthique relatifs à l’honnêteté, à l’indépendance et au pluralisme de l’information et des programmes (CHIPIPs) est inscrite dans la convention des chaînes. Elle représente une avancée majeure, mais son renforcement serait utile. Le cadre réglementaire actuel laisse au groupe la possibilité de compter un seul comité pour plusieurs de ses services ; c’est une mesure compréhensible. Toutefois, pour les groupes qui détiennent une chaîne d’information en continu, un comité d’éthique spécifique devrait lui être dédié. “Nous devons trouver les moyens pour que l’indépendance d’une information puisse coexister avec des grands groupes puissants de médias indispensables à l’économie de l’information” 2) Refondre le dispositif anti-concentration Le deuxième pilier s’appuie sur un nouveau marché pertinent de l’information. En décalage depuis plusieurs années avec les usages des consommateurs, le dispositif de mesure anti-concentration n’est plus représentatif du marché de l’information et des usages qui se font majoritairement en ligne. Il est impératif de définir des outils de mesure appropriés à cette nouvelle économie numérique qui permettront de dessiner les nouveaux contours du marché. Dans les travaux de l’universitaire André Prat, on trouve le calcul d’un indice de puissance médiatique global, avec un indicateur similaire à celui de la concentration des médias, mais qui s’appuie sur la part d’attention. Définie d’abord au niveau individuel comme “le pourcentage de temps que l’individu a consacré à une source médiatique divisé par le temps total que l’individu consacre à toutes les sources”, la part d’attention globale d’une source est ensuite définie comme la part d’attention moyenne que la source commande à l’ensemble des électeurs du pays. Ainsi, sont prises en compte la mesure des parts de marché mais aussi l’attention. Dès lors médias traditionnels, plateformes numériques et médias sociaux appartiennent bien à ce nouveau marché de l’information et sont mesurés ensemble. Soulignons que la question de la concentration occupe une place essentielle dans la loi de 1986 parce qu’elle soulève des enjeux essentiels, mais de natures diverses : ceux liés à la hausse des prix et à la baisse de la qualité des produits, comme pour tout autre secteur, mais également tous ceux liés aux dangers démocratiques de préservation du pluralisme des courants de pensée et d’opinion, de diversité, d’indépendance éditoriale, de contrôle de processus démocratique. Compte tenu de ces spécificités, le maintien d’une autorité de régulation sectorielle demeure indispensable. On comprend bien ici que le seul droit commun de la concurrence ne saurait garantir des objectifs et des principes qui relèvent d’une régulation sectorielle. Mais nous devons trouver les moyens pour que l’indépendance d’une information puisse coexister avec des grands groupes puissants de médias indispensables à l’économie de l’information. L’information de qualité coûte cher à produire, et les groupes doivent pouvoir diversifier leurs activités pour équilibrer leurs dépenses. Ces deux dimensions doivent être comprises ensemble, et la nouvelle réglementation doit impérativement les intégrer. Elles symbolisent finalement ce que sont les médias : des industries qui ont pour objectif la maximisation de leurs profits – soit des entreprises à part entière – tout en participant à la fabrication de biens publics – – des entreprises entièrement à part. La bonne santé économique des entreprises médiatiques est impérative pour garantir la fabrique d’une information de qualité fiable et de qualité. “L’État doit pouvoir compter et s’appuyer sur les groupes de l’audiovisuel pour former professeurs et élèves à ce nouvel environnement numérique” 3) Sanctuariser l’éducation aux médias Le troisième pilier vise à sanctuariser, en partenariat avec les groupes audiovisuels, l’éducation aux médias et à l’information (EMI) à l’école. “Nous sommes aujourd’hui confrontés à une masse inédite d’informations disponibles et à une concurrence généralisée des points de vue, qui s’expriment sans filtre et selon une logique peu intelligible pour les utilisateurs du web et des réseaux sociaux. Cette saturation et cette dérégulation du marché de l’information en ligne […] nous rendent davantage perméables aux fausses informations”. Ainsi débute le rapport de la Commission pilotée par l’un des spécialistes de la sociologie cognitive, Gérald Bronner, dans son rapport Les Lumières à l’ère numérique, rendu en janvier 2022. Rappelons que le big bang face auquel nous sommes se traduit par la fermeture de salles de rédaction, l’émergence de déserts d’information locale, la concentration du secteur, mais surtout – et on le constate dans l’ensemble des pays européens comme aux États-Unis – par une large baisse de la participation électorale. Les médias sont considérés comme des piliers de notre démocratie à ce titre. Cette influence croissante du numérique dans l’espace de nos vies pose de façon cruciale la question de la production et de l’accès à une information fiable. En particulier concernant l’audiovisuel et la vidéo, extrêmement consommés par les plus jeunes. À l’heure des fake news et de la manipulation de l’information, de la fragmentation de la sphère culturelle et sociale, où les médias traditionnels sont fragilisés, les pouvoirs publics ont la responsabilité de protéger et d’aider les citoyens à vivre dans cette nouvelle société civile numérisée. L’ÉMI revêt donc une dimension fondamentale et centrale pour la construction d’une culture informative et d’une conscience civique donnant aux élèves la capacité de discerner les usages responsables du numérique, de faire usage d’un esprit critique à bon escient, de comprendre et d’interpréter les flux informationnels qui strient la société contemporaine, de distinguer connaissances et croyances, informations, fausses informations et théories du complot. Ici, le rôle sociétal prend toute sa mesure. Et parce que l’école ne peut pas tout, l’État doit pouvoir compter et s’appuyer sur les groupes de l’audiovisuel pour former professeurs et élèves à ce nouvel environnement numérique. 4) Redéfinir les collaborations entre producteurs et éditeurs audiovisuels Je propose également l’organisation d’un “Luxembourg des médias”. Si en aucun cas je ne remets en cause le rôle essentiel et indispensable de la production indépendante, on ne peut que constater les taux très élevés d’obligation des chaînes et sa définition très restrictive qui a fait souvent l’objet d’altercations avec les producteurs. Aujourd’hui, cette appréhension ne se justifie plus et met en danger l’économie des chaînes. Un “new deal” entre producteurs et éditeurs est indispensable pour notre souveraineté culturelle, et ainsi assurer que les chaînes de télévision puissent continuer à exister et à nous informer. L’éditeur bénéficie d’une durée limitée de détention des droits de diffusion (12 mois sur chaque territoire) sans possible mandat de commercialisation de l’œuvre, des droits d’exploitation acquis à titre exclusif et l’impossibilité de détenir ni des parts-producteur dans les œuvres financées (sauf exceptions), ni de part de capital social de la société de production, avec par ailleurs, l’impossibilité pour un actionnaire de contrôler à la fois la société de production et l’éditeur de services. Cette appréhension empêche les éditeurs audiovisuels de répondre efficacement à la concurrence ; ils sont empêchés dans la constitution de catalogues de droits de propriété intellectuelle alors qu’ils participent à leur financement. D’ailleurs, cette situation ne sert pas les producteurs indépendants de petite taille à être des partenaires potentiels pour les chaînes. L’arrivée de nouveaux guichets permet de diminuer les taux d’obligation d’investissement dans la production audiovisuelle et dans la production cinématographique des acteurs historiques : en changeant leur calibrage et en distinguant chaînes publiques et acteurs privées. La révision de la définition de la production indépendante est également devenue indispensable. Le tissu de la production audiovisuelle est hétérogène, il nous faut introduire une distinction entre deux catégories de producteurs indépendants. Le producteur “autonome” dont la société est indépendante capitalistiquement de l’éditeur, il n’appartient ni à un groupe audiovisuel ni à un groupement de producteurs ; et un producteur “indépendant” dont aucun actionnaire ne détient de part de capital social ou de droits de vote contrôlant l’éditeur de service ; la société est indépendante capitalistiquement de l’éditeur qui ne détient pas de part de son social, directement ou indirectement. “Un tiers de la consommation de l’énergie numérique est lié à nos usages en streaming de téléchargement de vidéo” 5) Une sobriété numérique pour tous La lutte contre le réchauffement climatique a fait son entrée dans le secteur de l’audiovisuel par le biais de la loi du 21 août 2021, dont l’un de ses articles stipule la nécessité pour l’Arcom de faire la promotion de “contrats climats”, l’équivalent de codes de bonne conduite sectoriels et transverses qui visent à rendre compte du comportement des entreprises du secteur des médias, de la communication et de la publicité en matière environnementale. Radios, chaînes de télévision et plateformes numériques sont ainsi concernées. L’objectif principal doit être accéléré : réduire les publicités qui ont un impact environnemental négatif sur l’environnement et diffuser les bonnes pratiques auprès des téléspectateurs. Le caractère exponentiel de nos pratiques en ligne est également un sujet d’inquiétude. Un tiers de la consommation de l’énergie numérique est lié à nos usages en streaming de téléchargement de vidéo ! Les médias sociaux sont particulièrement gourmands en émissions de carbone, avec environ un milliard et demi de requêtes effectuées par heure dans le monde sur le moteur de recherche de Google, la firme américaine émet autant de CO² que mille allers-retours Paris New-York en avion Le dernier pilier est un cadre concernant les données. 6) Créer un cadre de collecte et d’exploitation des données plus juste Omniprésentes dans l’économie numérique, les données constituent une matière première et un actif stratégique pour ceux qui les possèdent ou les contrôlent. Nos multiples consommations en ligne, pour échanger, travailler, interagir laissent des milliers et des milliers de traces qui sont un moyen pour les entreprises qui les collectent, les trient et les assemblent, de nous fournir de nouveaux services et surtout de mieux nous connaître. Les médias sont plongés dans cette nouvelle mise en données du monde. Les plateformes numériques qui recourent à leur collecte massive (big data) leur a permis d’acquérir un pouvoir de marché considérable. Un nouveau cadre est indispensable avec pour objectifs l’assurance de conditions d’accès équitables et loyales aux données de consommation des programmes, incluant données de localisation des utilisateurs et celles des audiences des programmes ; le partage des données ainsi que le partage de la valeur de ces données. ___Nathalie Sonnac,Professeure à l’université Panthéon-Assas, ex-membre du CSA (2015-2021) et auteure de l’essai Un nouveau monde des médias, une urgence démocratique (éditions Odile Jacob, mars 2023) Contribution externe AVODGAFAMMesure carboneModèles économiquesPublicité vidéoRéglementationStreaming vidéoSVODTransformation de l'audiovisuelTribunesTV Besoin d’informations complémentaires ? 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