Depuis plusieurs années, les entreprises ont été incitées, puis contraintes, à intégrer des stratégies de durabilité et de responsabilité sociétale (RSE) dans leur modèle économique. Pourtant, un changement de cap s’est amorcé depuis janvier 2025. “On observe mondialement une remise en cause des logiques écologiques et des textes de lois sur le sujet, a déclaré au mind Retail Day Malo Bourel-Weeger, responsable affaires publiques chez Mouvement Impact France. Aujourd’hui, le reporting CSRD concerne les groupes de plus de € 40 millions de CA et 500 salariés, mais demain, ceux-ci pourraient être tenus de ne plus le faire. Les indicateurs de reporting pourraient aussi changer. Tout ceci entretient un flou juridique : les entreprises ont besoin d’avoir un cadre stable.”
Engager les partenaires de scope 3 dans la transition
La table-ronde a démarré par un partage des chiffres clés d’impact environnemental. Chez LVMH, dans la branche distribution sélective dont fait partie Sephora, les émissions de CO2 (scope 1 et 2) ont été divisés par 3 entre 2022 et 2024. Pour l’enseigne de beauté, le scope 1 (qui concerne les magasins) a été traité : 95 % des magasins utilisent de l’électricité renouvelable et l’impact carbone des magasins a baissé de 50 % en six ans. Mais sur les produits, le chemin est plus long, avec un schéma d’enseigne multimarques vendant les produits de 500 fabricants. “Nous avons organisé l’an dernier une série de webinaires avec nos partenaires. Il faut acculturer tout un écosystème, s’organiser avec les fournisseurs, leur expliquer les actions possibles en termes de packaging, de sourcing et d’ingrédients, a expliqué Matthieu Riché, directeur RSE. Notre défi majeur, c’est que tous les métiers comprennent les enjeux et les leviers à activer en lien avec leur expertise technique.”
Pour le groupe Primark, les émissions totales de CO2 (scope 1 à 3) ont baissé de 11,5 % entre 2023 et 2024 (malgré une croissance du CA de 6 % à € 12 milliards). Soit une baisse de -0,6 % par rapport à 2019, année de référence. La table-ronde a fait apparaître le paradoxe entre des émissions CO2 provenant à 99 % du scope 3, des pays d’approvisionnement (Chine, Bangladesh, Cambodge, Inde et Pakistan) à l’énergie très carbonée et l’objectif fixé par Primark de réduire les émissions totales de 50 % entre 2019 et 2030. “On pense que cet objectif est atteignable, mais c’est tout un chemin, a déclaré Alexandra Wagner. A date, nous avons équipé de lampes LED tous nos magasins, nous acheminons les produits par voie maritime (au biofuel) avec Maersk et nous avons supprimé l’avion. Dans les pays producteurs, nous avons aussi nommé des responsables carbone qui travaillent avec les associations et acteurs locaux, pour les aider à avancer vers des approvisionnements énergétiques et vers une gestion de l’eau plus durable. C’est une grande difficulté d’impliquer des producteurs dans des pays où les normes et la culture en matière de durabilité sont beaucoup plus faibles qu’en Europe.”
Se défaire de l’avion, revoir sa supply-chain
L’arbitrage quant aux moyens de transport a aussi été questionné. Dans le dernier rapport durable de LVMH, le pôle distribution sélective a vu passer son impact CO2 lié à l’avion de 7250 tonnes en 2022 à 286 900 tonnes en 2024. Matthieu Riché, directeur durabilité chez Sephora et s’exprimant sur le périmètre de l’enseigne uniquement, a ajouté : “Chez Sephora, l’aérien ne représente que 9 % des tons.kilomètres de transports pour nos produits, mais 70 % de l’impact carbone lié au transport de Sephora. Nous devons continuer de réduire l’avion, qui est l’un des rares leviers offrant encore des gains économiques potentiels, l’aérien étant 3 à 4 fois plus cher que le maritime. Mais si vous supprimez l’avion, il faut réorganiser la chaîne logistique. Notre portée internationale, de San Francisco à la Nouvelle Zélande, rend la réduction des lignes aériennes très risquée en termes de lead time, mais par un travail de réorganisation important de plus de 6 mois nous avons pu transférer la livraison de certains produits de Noël de l’aérien vers le maritime entre New York et les USA.”
De son côté, Laura Marquant, directrice générale de Tara Jarmon et Zapa (chacune € 50 millions de CA en 2024) fait de la traçabilité stricte des produits et des matières employées la priorité de ses marques, mais a fait état une baisse de l’aérien (de 50 % en 2022 à 20 % en 2024) au profit du train et des camions. Un effort en phase avec la stratégie de circuit court de ses marques : le Made in France est passé de 7 % il y a deux ans à 20 % en 2024. La dirigeante vise “une relocalisation de la production en France (jusqu’à 30 %) et en proche Europe (50 % de la production totale).”
Préserver l’argument de la compétitivité
Malo Bourel-Weeger voit d’ailleurs dans ces témoignages une convergence des enjeux écologiques et de réindustrialisation pour les pouvoirs publics français. “Les normes RSE appuient largement une réflexion de relocalisation ce qui est largement dans l’intérêt de la France et plus largement de l’Europe.” Impact France tâche ainsi de fournir des indicateurs clairs à ses membres, en développant des référentiels “permettant de donner une valeur monétaire aux actions RSE des entreprises et leurs conséquences directes et indirectes.” Des données qui devraient faciliter la valorisation des initiatives engagées comme le réclame d’ailleurs Laura Marquant.
Les points durs de la loi anti fast-fashion
Alors que le projet de loi visant à réduire l’impact environnemental de l’industrie textile (dite loi anti fast-fashion) sera débattu le 2 juin au Sénat, celui-ci a été “largement édulcorée par la Commission de l’aménagement du territoire et du développement durable du Sénat, a déploré Malo Bourel, directeur des affaires publiques chez Impact France, lors du mind Retail Day. Aujourd’hui, on encourage le système à mal faire. Le cadre réglementaire doit inciter les entreprises à développer des pratiques vertueuses et durables, pour que ces stratégies deviennent des vecteurs de compétitivité. Derrière, l’enjeu est hautement stratégique : il s’agit de protéger l’outil industriel et d’éviter d’autres destructions d’emplois en France”
Les points à retenir :
-Interdiction de la publicité : Le texte voté à l’unanimité à l’Assemblée nationale (en mars 2024) comportait une interdiction totale de la publicité pour les acteurs de fast fashion. Sur les canaux traditionnels (TV, web, affichage) mais aussi sur les réseaux sociaux, qui forment le 1er levier d’acquisition de Shein et Temu. Dans la version remaniée par le Sénat, cette interdiction a disparu. “C’est pour moi le point le plus important, a déclaré lors du mind Retail Day Laura Marquant, DG de Tara Jarmon et Zapa. Tant que l’on poussera à des milliers de jeunes des tee-shirts à € 3 achetables en 3 clics, les messages de durabilité expliquant le coût réel de vêtements durables ne seront pas entendables”.
-Bien cibler les acteurs : à date, la définition de la fast fashion exclut certaines plateformes et marketplaces, avec un focus sur quelques acteurs chinois et la sortie du périmètre d’acteurs européens. Selon Alexandra Wagner, Directrice de la communication de Primark, “le fait de bien cibler les acteurs de la fast fashion est fondamental dans cette loi, à partir de critères objectifs et mesurables : combien de références sont mises en ligne par jour ? Pour quel prix moyen à la référence ? Chez Primark, nous sommes ravis qu’il y ait une définition claire de la fast fashion : 50 % de nos produits sont des basiques et nos approvisionnements prennent en moyenne un an, avec des livraisons par bateaux et la mise sur le marché de deux collections seulement par an. Nous n’avons pas de collection capsule. La largeur de gamme est aussi très importante chez Primark, du XXS au XXL. Il faut qu’une loi réglemente cela.”
-Le principe de bonus-malus : à date, le bonus-malus est sorti du texte. “Ce malus devait être progressif jusqu’en 2030 pour monter à € 10 à la pièce, a ajouté Laura Marquant. Cela doit absolument être maintenu. On ne peut pas accepter que les produits les moins chers soient les plus polluants.”