Vous avez publié en juin 2024 une étude analysant le bénéfice économique de la télésurveillance. Comment est-elle née ?
Nous avons étudié CAPRI, une expérimentation de télésurveillance en oncologie menée à Gustave Roussy sur des patients ayant la particularité de prendre leur traitement en thérapie orale. Lors du renouvellement de leur traitement, ils se rendent en pharmacie de ville et non à l’hôpital. Dans cette situation, la télésurveillance est fondamentale, car les médecins voient moins ces patients. Cela s’inscrit dans la tendance actuelle en oncologie, un patient atteint de cancer passe désormais 90 à 95% de son temps en dehors de l’hôpital, d’où l’enjeu de développer la télésurveillance.
Nous avons mené sur 560 patients une évaluation randomisée contrôlée, publiée en 2022 dans Nature Medicine. Nous avons été les premiers, je pense, à mettre en évidence des apports sur les trois dimensions clés : la qualité des soins, le contrôle des coûts et l’expérience patient. Tout d’abord, la télésurveillance améliore la qualité des soins car le système est plus réactif. Sur l’expérience patient, les patients étaient plus satisfaits que dans le bras contrôle, notamment, car ils appréciaient l’efficacité du système et cela permettait de dénouer différents problèmes, pas seulement médicaux. Enfin, la télésurveillance permet d’économiser des venues à l’hôpital. Nous avons quantifié qu’en durée d’hospitalisation cela correspond à une réduction de 1,5 jour. Ce premier élément favorable sur le bénéfice économique devait être appuyé avec une autre étude afin de vérifier que les économies réalisées à l’hôpital ne correspondent pas à un transfert des consommations sur la ville.
Qu’a permis de démontrer cette seconde étude ?
Nous avons démontré, grâce à cette étude publiée dans The European Journal of Health Economics, qu’il existait une légère surconsommation, mais sans commune mesure avec les économies réalisées à l’hôpital. Quand on ajoute les deux éléments, le dispositif de télésurveillance est complètement rentabilisé, tant sur le volet du développement de l’application et de son fonctionnement, que sur le recrutement de deux infirmières de coordination pour traiter l’information à distance, ce dernier poste étant le plus coûteux. Cela confirme que du point de vue de l’Assurance Maladie, la télésurveillance s’avère très rentable, car des économies sont réalisées tout au long du parcours du patient.
Quel est le montant du bénéfice pour l’Assurance Maladie ?
Nous avons chiffré que le bénéfice pour l’Assurance Maladie atteint 377 euros par patient. Dans la perspective sociétale (qui prend en compte l’impact de la politique pour l’ensemble des parties prenantes, payeurs, bénéficiaires, etc. ndlr) le montant est un peu plus élevé, il atteint 504 euros par patient.
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Vous avez évoqué des bénéfices organisationnels, quels sont-ils ?
Le système est plus réactif, le patient peut contacter les infirmières de coordination via l’application. Cela permet, par exemple, de prévenir les effets de toxicité des chimiothérapies orales à un stade mineur. Grâce à un système de graduation allant de 1 à 4, les infirmières parviennent à conseiller le patient à distance et lui évitent des états plus sévères. C’est un bénéfice significatif de pouvoir ajuster plus finement le traitement au profil du patient. Le critère d’évaluation principal reste la dose relative administrée, les protocoles prévoient une dose de départ, mais il y a ensuite la dose que le patient reçoit réellement. Pour que l’écart entre la dose initiale et la dose réellement prescrite soit le plus fin possible, il convient d’être très précis sur ces sujets de toxicité et d’observance afin que le patient ne soit pas obligé d’arrêter le traitement car il ne le supporte pas et qu’on ne l’a pas constaté suffisamment rapidement.
Avez-vous pu constater d’autres apports sur ce plan ?
Les oncologues peuvent se reposer sur le système pour ne pas être sollicités directement sur certains sujets ne nécessitant pas d’expertise médicale. Je vous donne des exemples concrets : est-il possible, par exemple, d’aller à la piscine ou de prendre l’avion avec une thérapie orale ? Ce sont des questions de la vie courante que les infirmières gèrent très bien et cela permet d’alléger la charge de travail pour le médecin.
Pourquoi cette question de la délégation de tâches est-elle si importante ?
Cette question permet de souligner un autre aspect, très important pour nous, qui est le design de l’intervention en télésurveillance. Souvent, nous avons une vision simpliste en croyant qu’il s’agit juste d’une application avec laquelle on met en lien le patient et son médecin, mais pas du tout. À l’époque, quand nous avions commencé l’étude, nous voulions mettre des tablettes à disposition des patients afin qu’ils communiquent par mail directement avec les oncologues. Nous nous sommes rendus compte que cela était totalement contre-productif, car les oncologues étaient déjà submergés de mails. C’est ainsi que le rôle des infirmières de coordination est apparu comme clé pour assurer le suivi. Elles trient les demandes et sont capables d’en traiter la plupart. Dans l’étude CAPRI, nous avons montré que dans près de 70% des cas, elles traitaient de manière autonome le sujet sans contacter l’oncologue.
Aujourd’hui plusieurs solutions de télésurveillance sont remboursées, cela va-t-il dans le bon sens selon vous ?
Effectivement, cela va dans le bon sens, mais il reste des points de discussion. Il faut rembourser car il y a tout avantage à le faire, mais vous remboursez deux choses en réalité : la partie industrielle et technologique ainsi que la partie opérateur, en l’occurrence les infirmières de coordination. Je pense que la part de remboursement sur l’opérateur est trop faible par rapport à son action. Il faut remettre les choses dans leur contexte, les pouvoirs publics essaient de développer une filière industrielle de numérique en santé. Durant des années, les industriels ont attendu ce remboursement, il est donc logique qu’ils soient payés convenablement afin de ne pas tuer la dynamique industrielle. Mais il n’empêche que la part opérateur devrait être valorisée davantage. Par ailleurs, se pose à terme la question du maintien de ce type de paiement qui est un paiement à l’acte. Comme tout paiement à l’acte, il existe un risque inflationniste : on va payer un acte de télésurveillance sans trop savoir s’il est pertinent ou pas. Un surcoût peut intervenir pour le système alors que paradoxalement l’objectif était de réaliser des économies. L’idée serait plutôt d’intégrer ce paiement à l’acte dans un paiement au parcours ou dans les paiements en parcours renforcés qui sont en train d’apparaître via les articles 51. Ces parcours permettent de traiter le patient dans sa globalité, je pense que cela peut être une piste à moyen et long terme que la télésurveillance en constitue une composante.
À quelle temporalité peut survenir ce risque inflationniste ?
Le risque peut intervenir dès la mise en place de remboursements en nom de marque, car la tendance à vouloir faire du volume est le propre du paiement à l’acte. Je ne dis pas qu’il est observable actuellement, nous n’avons pas encore de recul, mais cela s’est déjà produit par le passé. C’est un équilibre à trouver, car on ne peut pas se revendiquer champions du numérique en santé et, dans le même temps, réduire les financements nécessaires à l’essor industriel. Mais c’est à moyen terme que cette question se pose.
Avez-vous d’autres études en cours sur le volet de la télésurveillance ?
Nous avons débuté une étude en gériatrie, car nous accompagnons la start-up Epoca. Elle a développé une plateforme qui vise à soutenir la filière gériatrique en assurant le maintien à domicile des patients. Le principe est le suivant : vous avez un opérateur, cela peut être un gériatre hospitalier, un médecin généraliste ou exerçant au sein d’un Ehpad, qui contacte la plateforme. Cette dernière réalise une évaluation du besoin de sa population, qui est âgée en moyenne de 75 ans et polypathologique. Pour le moment, ce sont des études très descriptives, mais nous constatons que les bénéfices en termes d’hospitalisation sont colossaux. Ces patients font beaucoup de séjours à l’hôpital en raison de chutes ou d’autres incidents. La solution de télésurveillance permet de maintenir le patient à domicile. Un enjeu d’autant plus important qu’une hospitalisation pour une personne âgée entraîne généralement une bascule vers l’institutionnalisation. Quand elle est hospitalisée, elle ne revient pas à domicile. Les premiers chiffres sont impressionnants, il faudra les confirmer par une étude randomisée contrôlée, mais nous avons le sentiment que les bénéfices sont très importants, avec un maintien à domicile et une bonne qualité de vie. L’objectif est de montrer qu’avec cette prévention de la dégradation de maladies avérées, également appelée prévention tertiaire, il existe des bénéfices très importants en gériatrie ou dans d’autres domaines.
Vous étudiez la personnalisation du parcours de soins, que recouvre cette notion ?
En effet, il s’agit de mon grand sujet de recherche. Ce n’est pas tout à fait la même chose que la médecine personnalisée qui se centre sur le traitement. La personnalisation du parcours englobe également l’environnement et le comportement de la personne. À la partie clinique et au traitement, nous ajoutons la partie socio-économique (l’environnement social du patient, ses capacités financières, sa catégorie socio-professionnelle, sa situation géographique) ainsi que la partie comportementale. Nous travaillons beaucoup sur le comportement des patients , car nous pensons que ce champ n’est pas assez travaillé. Or, beaucoup de sujets sont dépendants de ces comportements. Par exemple, nous avons actuellement une étude sur la motivation des patients à prendre leur traitement en oncologie. Nous avons le sentiment que le facteur motivationnel n’est pas lié à la parole clinique, au fait que le médecin incite le patient à prendre son médicament afin d’éviter une perte de chance, d’autres facteurs entrent en ligne de compte. Si nous avions tous les deux un cancer, nous nous comporterions de manière différente et notre motivation influerait selon des critères divers. Il faut vraiment explorer ces notions de comportement si l’on veut améliorer la personnalisation du parcours. Cette forme de personnalisation assez nouvelle est très accentuée par les innovations technologiques comme l’intelligence artificielle, car nous raisonnons sur des données de tout genre. Nous sentons que c’est un mouvement important en lien avec le numérique, même si les données sur les comportements des patients sont encore assez peu disponibles.
L’idée est donc de se focaliser sur les critères favorisant l’observance ?
Au-delà de l’observance, il s’agit de s’intéresser à la manière de gérer son capital santé que ce soit sur le plan de la prévention ou sur la motivation à se soigner. Sur le plan de la prévention, on constate souvent que le message ne passe pas. Les personnes l’entendent, mais ne le reprennent pas. La question est de savoir pourquoi. Un des premiers réflexes à dépasser est de répéter le message préventif en pensant que cela va finir par être appliqué. En réalité, les gens ont parfaitement compris le message préventif, mais ils fonctionnent sur d’autres critères. Par exemple, il existe des aspects émotionnels ou de rapport à la vie ainsi que des aspects identitaires. L’identité du porteur du message est parfois très importante. Sur la question des vaccinosceptiques, des études montrent que le porteur est dès le début décrédibilisé à leurs yeux, car il représente une élite dont ils doutent. Des phénomènes de cette nature sont importants à objectiver, le message ne doit pas être considéré seul.
Pourquoi ces comportements tardent à être étudiés ?
Le sujet est moins identifié que l’aspect clinique, le phénomène n’est pas objectivé et ne possède pas un cadre formel très défini. De plus, il s’agit presque d’une question de relation entre le professionnel de santé et le patient. Le professionnel a sa propre rationalité, clinique, je ne lui jette pas la pierre, je suis également médecin. Mais il a du mal à comprendre que son interlocuteur ne l’adopte pas. Certains disent que le patient est irrationnel, je ne sais pas si c’est le cas. Parfois, il comprend parfaitement, mais ne prendra pas son médicament car il a d’autres critères en tête. Cela peut paraître choquant, mais c’est ainsi.
À quelle étape se situe votre étude sur la motivation des patients à prendre leur traitement ?
Je mène cette étude avec Irène Georgescu, qui est spécialiste de ces thématiques de recherche. Nous utilisons des questionnaires pour cette étude baptisée “WeShare – Motivation”, nous avons déjà publié la version qualitative mais l’étude quantitative est en cours.