Accueil > Industrie > Ce que la propriété intellectuelle peut protéger en matière d’intelligence artificielle Ce que la propriété intellectuelle peut protéger en matière d’intelligence artificielle On ne compte plus le nombre de solutions de santé numérique faisant appel à de l’intelligence artificielle (IA). Comme toute innovation, celle-ci doit être protégée, avec certaines spécificités. Mais que doit-on protéger ? Les méthodes ? Les données et / ou leurs bases ? Les algorithmes ou les logiciels ? Les résultats et applications ? mind Health a interrogé plusieurs experts pour expliquer les moyens dont disposent les porteurs de projets d’IA en santé pour protéger intellectuellement leurs solutions. Par Camille Boivigny. Publié le 12 juillet 2022 à 23h19 - Mis à jour le 21 juillet 2022 à 11h16 Ressources Un dispositif de santé numérique qualifié d’innovation peut comprendre un ensemble d’éléments distincts : des données d’entrée, d’entraînement ou de sortie, un ou plusieurs algorithmes, un système expert/complexe, un code informatique, un logiciel, une méthode et une technologie, en l’occurrence l’IA. Or, un droit de propriété intellectuelle (PI) ne s’applique qu’à un objet matériel. “Aujourd’hui les données ne sont pas reconnues comme un objet incorporel susceptible d’appropriation. Le Code Pénal reconnaît pourtant le vol de données, mais il n’existe pas de droit positif consacré à la propriété de la donnée”, souligne Me Benjamin May, fondateur et associé au cabinet Aramis. “La valeur réside dans la qualité des données utilisées pour entraîner l’IA”, abonde Amine Naimi, Responsable du pôle propriété intellectuelle à la Direction de la valorisation et des partenariats industriels de l’Institut Carnot Curie Cancer. L’intelligence artificielle en santé Peut-on protéger un concept d’IA ? Pour Zyed Zalila, Professeur de Mathématiques du flou et d’IA à l’Université de Technologie de Compiègne, “une IA pure, c’est-à-dire une équation mathématique, ne se protège pas sous forme de brevet mais de droit d’auteur”. Mais d’après Caroline de Mareuil-Villette, fondatrice et associée du cabinet de conseil Icosa, la matérialisation d’une idée est protégeable. Il “suffit” de monter un dossier décrivant le concept et sa formalisation en mettant en évidence l’originalité par rapport au marché, les investissements réalisés, les risques pris, pour déposer une enveloppe Soleau -qui, selon l’Institut national de la propriété industrielle (INPI), identifie l’auteur d’une création- ou chez un huissier. “Dans le cadre d’une action judiciaire, ces documents feront office de preuves solides”, assure-t-elle. C’est pourquoi, selon Me Goy, avocate chez Aramis, “il est impératif de cartographier les différents éléments d’un système d’IA pour identifier contractuellement la propriété de chacun. Il faut raisonner à toutes les étapes d’un système complexe. À chacune d’elles se pose la question de la protection”. Les six points de vigilance pour contractualiser autour de l’intelligence artificielle La définition de l’IA, pourvoyeuse de complexités “Les considérations réglementaires et de PI ne sont pas forcément les mêmes. Lorsque l’on parle de RGPD [Règlement Général sur la Protection des Données], le responsable de traitement des données personnelles n’est pas forcément la même personne que le propriétaire de la base de données (BDD). Il faut séparer les notions : celle d’inventeur en PI ne définit pas la personne responsable de l’IA en matière réglementaire”, complète Me Goy. De plus, l’IA peut être embarquée dans un logiciel, constituer un outil ou une méthode de traitement de données, être élaborée à partir d’un code source…Cette dernière a beau être a minima encadrée par le principe de garantie humaine dans le projet de Règlement de l’Union européenne (article 14) et la loi de bioéthique, il n’y a qu’en Australie et en Afrique du Sud que le statut d’inventeur lui a été octroyé. Aux États-Unis, l’US Patent and Trademark Office a considéré que seule une personne physique pouvait être inventeur. La paternité de l’invention d’un système d’IA reviendrait au développeur informatique. Un travail préparatoire stratégique : protéger, valoriser et défendre ses actifs numériques “Avant de se lancer dans une demande de dépôt de brevet, il convient de réaliser une étude de brevetabilité en évaluant le marché, les territoires pertinents et les opportunités de protection”, conseille Caroline de Mareuil-Villette, fondatrice et associée du cabinet de conseil Icosa / Photo D.R. Icosa Caroline de Mareuil-Villette conseille avant tout de dresser un état des lieux pour identifier et définir ses actifs immatériels. “Avant de se lancer dans une demande de dépôt de brevet, il convient de réaliser une étude de brevetabilité en évaluant le marché, les territoires pertinents et les opportunités de protection. L’évaluation des risques passe aussi par la vérification de la liberté d’exploitation par rapport aux droits antérieurs. Il convient également de vérifier la titularité des droits sur l’invention, ce qui amène à créer l’actif pour l’entreprise”, explique-t-elle. Ensuite, il s’agit d’établir une stratégie de détection et de suivi des actifs tout en ayant défini les actions concrètes pour les valoriser. Les différents outils de protection de la chaîne de valeurIl existe plusieurs leviers de protection, selon la situation :– les droits de PI : brevet, droit d’auteur, droit des bases de données sui generis,– la politique du secret,– les outils de protection contractuelle.“Schématiquement, les droits de PI constituent un protocole opposable [aux autres] pouvant procurer un avantage concurrentiel si l’on se voit octroyer un monopole juridique”, explique Me May. Le brevet Ce document légal protège une invention durant 20 ans sur un territoire géographique défini de toute reproduction par un tiers. Il implique d’en fournir un mode d’emploi complet, permettant à un homme de l’art de reproduire l’invention décrite. “La demande de brevet peut être refusée si la granularité des données d’entraînement sont insuffisamment décrites par exemple”, illustre Me May. Publié automatiquement 18 mois après son dépôt auprès de l’INPI, “Le brevet est le droit de propriété de meilleure qualité car il permet de disposer d’une monnaie d’échange lors d’une négociation, d’obtenir l’exclusivité sur un secteur, d’être agressif à l’égard de concurrents pour protéger certains marchés, d’améliorer l’attractivité et lever des fonds lors d’une recherche d’investissements”, poursuit le fondateur d’Aramis. “Cette protection offrant une barrière à l’entrée est soumise à plusieurs conditions : le dépôt s’effectue auprès d’un office, l’INPI ou l’Office Européen des Brevets (OEB), et l’invention ne doit pas relever d’un domaine exclu de la brevetabilité comme les méthodes de diagnostic par exemple, être nouvelle, inventive et susceptible d’application industrielle”, précise Amine Naimi. “En fin d’année 2022 ou au 1er trimestre 2023, il y aura un brevet européen unitaire délivré pour l’ensemble des pays y ayant adhéré et relevant d’une seule juridiction, la JUB” Amine Naimi, responsable du pôle propriété intellectuelle de l’institut curie Des exemples concrets Le brevet concerne par exemple un dispositif, système ou un capteur et leurs procédés de fabrication ou des méthodes mises en œuvre par ordinateur (algorithme d’IA, machine learning) mais pas les programmes d’ordinateurs et les méthodes mathématiques en tant que tels. Sont brevetables : un dispositif médical connecté muni d’un capteur mesurant un signal physiologique, une méthode de segmentation d’une radiographie utilisant un réseau de neurones d’aide au diagnostic, une méthode de cryptage de données de santé sécurisant et optimisant leur transfert ou encore un nouveau protocole de communication entre DM connectés. “L’algorithme en tant que logigramme décisionnel n’est pas protégeable. En revanche, il l’est lorsqu’il est détricoté, compréhensible et intégrant une invention méthodologique, qu’elle soit déployée sous forme d’un code utilisé par les chercheurs ou dans un autre langage”, illustre Amine Naimi. “L’actuel brevet unitaire européen doit être validé dans chaque pays. En fin d’année 2022 ou au 1er trimestre 2023, il y aura un brevet européen unitaire délivré pour l’ensemble des pays y ayant adhéré et relevant d’une seule juridiction, la JUB (Juridiction Unifiée du Brevet)”, indique le responsable du pôle PI de l’Institut Curie. Le droit d’auteur Cet outil légal ne nécessite pas de dépôt auprès d’un office de PI, la protection est automatique et gratuite. Il est soumis uniquement à la condition d’originalité. Il peut s’appliquer aux logiciels (leur code, matériel de conception et de préparation, comme l’architecture fonctionnelle par exemple, mais il ne concerne pas un langage de programme ou un format de fichier de données) et aux BDD. Il permet par exemple de protéger un code source “à condition de préalablement lister les briques open sources utilisées et de vérifier leurs licences; s’assurer de la titularité des droits (à l’exception des codes écrits par les salariés qui demeurent la propriété de l’employeur). Le dépôt du code se fait à l’Agence de protection de programmes (APP) avec présomption de titularité, date et versionnage”, souligne la fondatrice d’Icosa. Le droit des bases de données sui generis Une BDD est définie par son architecture -les métadonnées décrivent sa structure et infrastructure- et son contenu, les données. Le droit sui generis lui confère une protection durant 15 ans, à compter de son établissement, lorsqu’elle est mise publiquement à disposition ou sujette d’un nouvel investissement. “Concrètement, il s’agit de constituer un dossier démontrant un investissement, qu’il soit financier, matériel ou humain. Ce droit permet d’interdire l’extraction de la totalité ou une partie du contenu de la base. Parallèlement, son architecture et sa structure relèvent du droit d’auteur. Elles correspondent à la façon dont elle a été créée (choix du contenu, modalités de sa disposition). La sélection des données en elle-même doit constituer une création intellectuelle, marquée de l’empreinte de la personnalité de l’auteur et ne pas être dictée par des considérations purement techniques”, souligne Caroline de Mareuil-Villette. “Pour le cas d’une BDD évolutive, il convient de déposer aux étapes-clés de développement des versions de la BDD présentant un saut technologique important et non la moindre implémentation”, recommande Amine Naimi. Il est conseillé de documenter régulièrement les investissements et mises à jour. “L’ensemble du coût de structuration et collecte n’est pas pris en compte. Pour reconnaître la valeur économique de la production et qualification de données, on peut définir des quotes-parts de propriété voire une propriété exclusive, le droit des contrats offre cette liberté”, précise Me May. “La mise en qualité étant souvent effectuée par une tierce personne, elles bénéficient de la même protection mais la propriété sera différente, via une quote-part sur la BDD”, abonde Me Goy. Leurre, données factices et licences contaminantes Pour les données risquant d’être échangées, Amine Naimi conseille d’y intégrer un leurre : “Pour une base de données de séquences génétiques humaines pouvant servir de jeux de données d’entraînement d’une IA, nous y intégrons des séquences d’espèces disparues ou exotiques. Si un contrefacteur s’approprie sans autorisation la BDD avec un but commercial, la séquence leurre permet de détecter et prouver la contrefaçon devant un tribunal”, illustre-t-il. L’introduction de données factices peut également se faire au sein de codes et logiciels. “Chaque bout de code peut être associé à une licence propriétaire. La modification ou l’ajout d’un code libre déjà développé dans une solution finale impose d’appliquer la licence à l’ensemble de la version finale”, poursuit-il. Coût et niveau de protection accordée sont très différents “Le droit d’auteur ne s’oppose pas et est relativement peu cher à établir mais la protection octroyée est imparfaite”, prévient Me May. “Le dépôt de brevet, très utilisé par les directions d’entreprises R&D, est un outil de négociation invitant à améliorer sa position et disposer d’une monnaie d’échange, c’est parfois un point d’entrée pour exister dans l’industrie où cela constitue un actif stratégique majeur”, poursuit-il. Quant à la protection du savoir-faire par le secret, il est “moins coûteux mais plus fragile. Il implique d’établir la preuve de mesures nécessaires prises pour que le secret soit effectif, applicable en interne. Opérationnellement on parle d’une politique de droits et privilèges : un dossier de marquage CE par exemple est limité à un très petit nombre de collaborateurs, avec des protections numériques, logiques et physiques.” “Je ne pratique pas l’open source car je souhaite revaloriser l’intelligence humaine mais également pour des raisons sécuritaires” Zyed Zalila, Professeur de Mathématiques du flou et d’IA à l’Université de Technologie de Compiègne Propriété, responsabilité et open source Pour Amine Naimi, la propriété intellectuelle et l’open source ne sont pas complètement incompatibles. “Certains de nos chercheurs ayant développé un code souhaitent l’ouvrir à la communauté scientifique, à but non lucratif. Nous leur proposons de le déposer pour justifier la paternité du code. Cela protège du copier-coller mais n’empêche pas une société de disposer du code et d’en faire un service payant. Nous pouvons réaliser une double valorisation du code en le rendant gratuitement accessible aux académiques mais payant en cas d’utilisation industrielle”, explique-t-il. “En France les inventions n’appartiennent pas à l’inventeur mais à son employeur, ce qui est applicable pour les logiciels”, rappelle Amine Naimi, responsable du pôle propriété intellectuelle de l’Institut Curie / Photo D.R. Institut Curie Par ailleurs, “La grande majorité de nos demandes de brevet se font en copropriété avec différentes tutelles comme l’Inserm, et le CNRS. Cela implique une déclaration d’invention listant les inventeurs (la société X et le co-inventeur Y). c. Lorsque nous déposons un logiciel, nous en définissons l’auteur et les propriétaires du code. En cas de due diligence pour une licence, cela sécurise la paternité et la chaîne des droits”, poursuit-il. Mais pour Zyed Zalila, les enjeux de la PI de l’IA sont stratégiques. “Je ne pratique pas l’open source car je souhaite revaloriser l’intelligence humaine mais également pour des raisons sécuritaires. Actuellement, nombre de codes de calcul sont disponibles (par exemple PyTorch pour les réseaux de neurones ou Random forest de Microsoft) et mathématiquement déjà développés. L’inconvénient réside dans la relation de dépendance technologique directe avec ceux qui en détiennent la propriété intellectuelle, via une licence de contrat d’utilisation. Le droit de regard est total et absolu. La dépendance technologique directe est importante pour tout ce qui est critique, comme la médecine”, conclut-il. Cécile Goy Avocate au Barreau de Paris, exerçant au sein du cabinet Aramis (depuis 2021) Conseil et contentieux en propriété intellectuelle Diplômée de l’Université Paris II Panthéon-Assas Amine Naimi Responsable du pôle propriété intellectuelle de la direction de la valorisation et des partenariats industriels de l’Institut Curie Mandataire français en brevets Doctorat en biologie, université de Caen Diplômé du Centre d’études internationales de la propriété intellectuelle Chiffres-clés 2021 de l’Institut Curie 56 brevets délivrés 60 déclarations d’invention 200 familles de brevets 50 nouveaux produits ou services mis sur le marché depuis 2002 19 ambassadeurs TechTransfer Benjamin May Avocat au Barreau de Paris (depuis 2000) Associé fondateur du cabinet Aramis, dirigeant la pratique Technologies de l’information & Propriété intellectuelle Conseil et contentieux en propriété intellectuelle, droit de l’informatique et de l’Internet, réglementation des données personnelles Diplômé de l’ESCP Europe et des Universités Paris II et XI Chiffres-clés du cabinet Aramis pour l’année 2021 Créé en 2006 Plus de 40 avocats Conseil en valorisation, partenariats stratégiques, résolution des litiges 50 % du chiffre d’affaires réalisé “cross-border” Zyed Zalila PDG-Fondateur de la société de R&D Intellitech Ingénieur en mathématiques appliquées et en intelligence artificielle de l’Université de Technologie de Compiègne (UTC) Co-inventeur de 8 ADAS (systèmes intelligents de conduite automatique) flous brevetés dans 15 pays Inventeur concepteur co-développeur des différentes générations des robots logiciels xtractis® Camille Boivigny Algorithmesbase de donnéesBrevetIntelligence ArtificiellePropriété intellectuelle Besoin d’informations complémentaires ? 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