Accueil > Industrie > Ashu Singhal (Benchling) : “L’IA a le potentiel de multiplier par dix la taille des pipelines de R&D en pharma” Ashu Singhal (Benchling) : “L’IA a le potentiel de multiplier par dix la taille des pipelines de R&D en pharma” Benchling suit depuis plus de dix ans le marché du logiciel pour l’industrie biopharmaceutique. Depuis ses débuts en 2012, l’entreprise californienne a connu un fort développement avec sa plateforme cloud pour la R&D. Elle a levé 425 M$ et emploie aujourd’hui plus de 750 personnes dans ses bureaux à San Francisco, Boston, Zurich et Belfast. Pourtant, à ses débuts, le monde du logiciel et celui des biotechnologies ne semblaient pas si proches, comme le raconte Ashu Singhal, cofondateur et président de Benchling, à mind Health. Par Clarisse Treilles. Publié le 16 avril 2024 à 22h40 - Mis à jour le 17 avril 2024 à 10h31 Ressources Quelle est la mission de Benchling ? Nous fabriquons des logiciels cloud depuis une dizaine d’années. Lorsque Sajith Wickramasekara et moi avons cofondé la start-up, nous étions étudiants de premier cycle au MIT en génie logiciel et menions parallèlement des recherches en biologie. Dans le monde du logiciel, nous disposions déjà d’outils puissants en rapide évolution, alors que dans les laboratoires de biologie, où le travail est probablement plus complexe et important, les chercheurs travaillaient encore sur papier et sur des feuilles de calcul Microsoft Excel. Ce qui nous a alors frappé, c’était de voir les logiciels échouer en sciences et dévorer le reste du monde. Nous avons décidé de lancer Benchling pour créer des logiciels susceptibles d’alimenter la science moderne. Aujourd’hui nous travaillons avec des sociétés biopharmaceutiques et technologiques de premier plan. Pour rapprocher la technologie de la science, quels critères sont à prendre en compte dans la conception de logiciels à destination des scientifiques ? Notre entreprise cible la R&D en biotechnologie, en travaillant auprès de sociétés biopharmaceutiques, agricoles et spécialisées en chimie. Je pense que nous avons pu faire beaucoup de progrès en axant nos travaux sur le cloud, car c’est une ressource qui aide les scientifiques à centraliser leurs données, améliorer la collaboration et accéder à des analyses à partir d’un seul endroit. Je retiens de mon expérience de ces dernières années quatre éléments essentiels pour créer de bons logiciels à destination des scientifiques. Le logiciel doit tout d’abord répondre aux besoins des chercheurs et doit leur permettre de collecter et de centraliser facilement les données sur l’ensemble des différentes activités de R&D. Par ailleurs, il est important que les logiciels modernes puissent structurer les données collectées pour préparer l’IA. Enfin, étant donné la complexité des entreprises biopharmaceutiques et des écosystèmes informatiques dans lesquels elles se trouvent, il est également important qu’une plateforme comme la nôtre reste “ouverte by design” pour se connecter à des systèmes informatiques. Nous considérons que notre logiciel aide les scientifiques à mieux travailler quel que soit l’endroit où ils se trouvent et l’étape de R&D. Ils ont besoin d’un outil pour gérer les données expérimentales, notamment les données sur les molécules ainsi que celles issues des échantillons qui se trouvent dans leurs laboratoires. Étant donné la complexité de l’écosystème informatique, nous avons construit, en plus de la couche de plateforme centrale, une solution pour différents domaines scientifiques : une solution par exemple plus axée sur l’espace de recherche biologique, une autre sur la phase préclinique. Quels mouvements de fonds observez-vous dans le secteur pharmaceutique ? De très grosses sommes d’argent sont investies dans la R&D à l’échelle mondiale. Je pense que la pression accrue de la concurrence et la pression pour livrer des produits plus rapidement sur le marché sont autant de facteurs à prendre en compte. Auparavant, il fallait compter entre 5 et 7 ans de l’identification des cibles thérapeutiques au démarrage des essais cliniques sur l’homme. Aujourd’hui, ce délai peut être réduit à trois ans. Près de 200 médicaments perdront l’exclusivité de leurs brevets d’ici 2030. Cela représente près de la moitié des sources de revenus actuelles des grandes sociétés pharmaceutiques, un écart qui ne peut être comblé qu’en investissant encore plus dans la R&D et en commercialisant rapidement de nouveaux produits. Alors que les entreprises cherchent à trouver leur prochain blockbuster, les nouvelles modalités avancées sont de plus en plus au centre de l’attention. Médicaments de précision, traitements GLP-1 : les entreprises capables de produire des produits différenciés seront mieux préparées à escalader la falaise des brevets. L’industrie a abandonné les techniques de petites molécules ces dernières années pour se tourner vers des techniques de grandes molécules. 60% des pipelines biopharmaceutiques sortent désormais du champ des petites molécules et 20% des pipelines concernent des modalités plus récentes et de pointe telles que les thérapies cellulaires et génique. Il s’agit d’un changement considérable : lorsque nous avons lancé Benchling il y a dix ans, seulement 30% des pipelines concernaient les grosses molécules. De nouveaux types d’expériences, du séquençage du génome entier à l’imagerie haute qualité, mesurent la biologie à une résolution totalement impensable il y a dix ans. Dans le même temps, les progrès de l’automatisation robotiques et des techniques monocellulaires nous permettent de mener des expériences à une échelle bien plus grande qu’auparavant. Les scientifiques ont besoin de modèles de données plus flexibles qui prennent en charge la complexité moléculaire ainsi que le taux de changement des techniques expérimentales utilisées. Les modèles de données flexibles doivent également répondre aux besoins de l’entreprise pour obtenir des données respectueuses de la conformité. Une collaboration plus étroite entre les équipes de recherche et de développement est devenue un impératif : les équipes ont besoin d’une plus grande visibilité et d’un meilleur accès aux éléments clés de la technologie sous-jacente pour mettre les produits sur le marché. Cette visibilité est désormais obligatoire dès le début et tout au long du cycle de vie de la R&D. Comment concilier la révolution biotechnologique et l’explosion des données avec l’IA ? La seule façon de renverser la donne est d’investir davantage en R&D ainsi que dans des outils innovants. La grande tendance que nous observons actuellement est l’entrée de l’industrie biotechnologique dans la course à l’IA. Toutes les industries tentent de comprendre comment faire progresser l’IA, et cela semble particulièrement important en biotechnologie car les nouvelles techniques scientifiques génèrent davantage de données que par le passé. L’IA est le seul moyen de comprendre ces données et d’obtenir des informations qui font avancer la R&D. Nous contribuons par exemple à cela, en intégrant dans notre produit un support pour AlphaFold [un logiciel d’IA qui prédit la structure des protéines, ndlr] prêt à l’emploi. Actuellement, pour qu’un client puisse exécuter AlphaFold, il doit mettre en place sa propre structure de machine learning. Nous avons configuré nous-même ces paramètres afin que le chercheur puisse utiliser AlphaFold rapidement. Je pense que tous ces modèles d’IA ont le potentiel de multiplier par dix ou plus la taille des pipelines de R&D de nos clients et de traiter de nouvelles aires thérapeutiques. Il est également important de réaliser que les modèles d’IA à eux seuls ne suffiront pas. Il faudra aussi combiner la vision R&D du “dry lab”, où les data scientists exécutent ces modèles d’IA, avec le “wet lab” dans lequel sont menées les expériences physiques et sont testées les idées. Il y a certes déjà beaucoup d’investissements qui sont faits dans l’automatisation robotique du wet lab, mais il y a encore une place à jouer dans la création d’une base de données capable à la fois de connecter le dry lab et le wet lab ensemble et de créer des outils d’IA pour le wet lab, afin d’aider les scientifiques à gagner du temps dans l’analyse et la synthèse des données et d’augmenter l’échelle de ce type d’opérateur. Pourtant, aucun candidat médicament conçu grâce à l’IA n’a encore été mis sur le marché… Il y a aujourd’hui une poignée de médicaments issus d’entreprises centrées sur l’IA qui font l’objet d’essais cliniques. Je pense que les choses évoluent vite. Nous observons de plus en plus d’entreprises utiliser l’IA pour optimiser leurs molécules. Nous avons vu de nombreuses grandes sociétés pharmaceutiques expliquer comment elles utilisaient cette boucle entre le wet lab et le dry lab pour optimiser les molécules et accélérer le processus de découverte à proprement parler. Le repositionnement de molécules est un autre cas d’utilisation intéressant de l’IA aujourd’hui. Il s’agit d’examiner quelles données collectées pour une molécule donnée pourraient être utiles pour d’autres indications. Quels types de partenariats bâtissez-vous avec les acteurs biopharmaceutiques ? Il est nécessaire de maintenir des partenariats étroits avec nos clients. Notre travail est largement guidé par les informations que nous remontent nos clients pour identifier les sujets à creuser. Nous travaillons par exemple avec AstraZeneca, qui développe une méthode pour travailler sur l’ADN. Ils avaient auparavant mis en place des processus manuels, avec Excel et des applications internes entre autres. Mais ils ne sont pas parvenus à déployer ces processus à grande échelle sans dupliquer des erreurs. Les outils de Benchling leur ont permis de créer une base de données unique sur leurs fragments d’ADN et d’économiser des semaines de R&D. Vous êtes présent en Europe depuis 2020. Quelle place occupe le marché européen dans vos activités ? Qu’est ce qui distingue, selon vous, l’Europe du marché nord américain ? Benchling dispose d’une équipe de 120 personnes dans les bureaux de Zurich et de Belfast. Elles travaillent pour le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne, l’Espagne et les pays nordiques. L’Europe est devenue notre deuxième marché après l’Amérique du Nord. Le marché européen est devenu un leader mondial dans le domaine des sciences de la vie. Comme le montre un rapport de McKinsey, l’Europe a produit 751 publications scientifiques en 2021, soit une production environ deux fois supérieure à celle des États-Unis. Servir le marché européen est essentiel pour nous. En plus des entreprises industrielles que nous servons, nous proposons une version allégée et gratuite de notre produit à l’usage des académiques. En France, le CNRS et l’ENS comptent par exemple parmi nos utilisateurs. Concernant les tendances régionales, nous constatons dans les universités européennes une attention accrue portée au numérique. Les biotechnologies en Europe commencent enfin à adopter davantage d’offres cloud et à être plus à l’aise avec cet environnement. Je constate aussi un fort intérêt pour l’IA, en particulier au Royaume-Uni avec des sociétés comme DeepMind, ainsi qu’en France où beaucoup d’investissements sont mobilisés. Nous constatons par ailleurs un investissement accru dans la formation professionnelle à l’interstice entre la biotechnologie et la technologie poussées. La demande de data analysts et de data scientists est quatre fois supérieure à l’offre. Il est devenu plus courant maintenant, même pour les petites biotech, d’embaucher davantage de profils qui soient “data driven”, en raison de l’accroissement du volume de données. Chez Benchling, notre équipe est composée à la fois de “vétérans” du logiciel et de doctorants formés en sciences. C’est ce mélange qui nous permet de construire le produit final. Qu’en est-il de l’Asie ? Est-ce un marché sur lequel vous misez ? Nous avons une clientèle en Asie, comprenant des utilisateurs universitaires et des entreprises industrielles. Nous voyons un potentiel d’expansion à long terme en Asie, compte tenu de la croissance de la biotechnologie sur ce marché. A l’heure actuelle, nous nous concentrons plutôt sur l’Europe et l’Amérique du Nord. Aux États-Unis, Benchling est historiquement implanté en Californie. Où voyez-vous aujourd’hui évoluer le marché entre l’Est et l’Ouest ? Lorsque nous avons lancé la société en 2012, l’objectif était d’abord de disposer de talents en ingénierie logicielle pour lancer le produit que nous souhaitions. C’est la raison pour laquelle notre entreprise a été fondée dans la région de la baie de San Francisco, en Californie. Nous avons été témoins de l’essor de ce hub dans les biotechnologies avec de nombreuses sociétés de logiciels installées en Californie, liées aux grandes universités de Berkeley et de Stanford. Nous avons ensuite ouvert un bureau sur la côte Est. C’est vrai qu’aujourd’hui, la région de Boston est probablement devenue la première région pour nous en termes de nombre de clients. Quel futur se dessine pour Benchling ? Nous allons continuer à développer des produits pour l’industrie qui, selon nous, vont permettre d’accélérer l’accès au marché. Nos produits permettent d’effectuer des tests sous-jacents en connectant les couches pour démarrer la collecte automatique des données à partir d’instruments dans les laboratoires. Nous pensons que nos clients ont besoin d’une plateforme unifiée qui puisse prendre en charge le cycle de vie complet de R&D pour aider à centraliser les données, générer des informations et favoriser une forme de collaboration entre les équipes de R&D afin d’accélérer la progression des molécules en aval. En plus de ces produits, nous voyons d’énormes opportunités pour l’industrie biotechnologique dans le domaine de l’IA. Nous nous concentrons actuellement sur la manière de créer des outils d’IA utiles aux scientifiques dans les wet labs. Je pense qu’à long terme, les opportunités d’appliquer l’IA à des travaux non scientifiques ont aussi un énorme potentiel, au regard du nombre de tâches non scientifiques nécessaires à la mise d’un produit sur le marché, comme la rédaction de rapports, la vérification de données, la réglementation, etc. Benchling en quelques chiffres… La société a été créée en 2012 dans un laboratoire universitaire 750 employés 425 M$ de fonds levés 4 secteurs : biopharmacie, agriculture, biotechnologie industrielle et produits de grande consommation Plus de 200 000 scientifiques de plus de 1 200 entreprises (Sanofi, AstraZeneca, Servier, Gilead, etc.) et 7 500 instituts de recherches (Harvard, le M.I.T., Stanford, etc.) sont clients Biographie d’Ashu Singhal Depuis 2014 : Cofondateur et président de Benchling, responsable des produits et de la stratégie2012-2014 : Staff Software Engineer chez Twitter2011 – avril 2012 : Cofondateur de Hotspots.io, une société d’analyse des médias sociaux (rachetée par Twitter en 2012)2008-2011 : Titulaire d’une licence en informatique et en mathématiques du Massachusetts Institute of Technology (MIT) Clarisse Treilles Données de santéIntelligence ArtificielleLaboratoiresMédicamentPartenariatRechercheStratégie Besoin d’informations complémentaires ? 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