[FICHE PAYS] Estonie : les atouts du champion européen du numérique Dans les années 1990, l’Estonie a été parmi les premiers pays au monde à numériser massivement ses services publics. La santé n’a pas échappé à cette mue digitale, avec notamment un système d’échange de données et d’ordonnance numérique, qui a inspiré beaucoup de pays européens. Dans cet écosystème particulièrement développé, existe-t-il des opportunités pour les entreprises françaises désireuses de s’implanter sur ce marché ? Par Romain Bonfillon. Publié le 17 juin 2024 à 17h10 - Mis à jour le 18 juin 2024 à 16h35 Synthèse Genèse d’un État numérique Kristel-Amelie Aimre, conseillère économique et commerciale à l’Ambassade de l’Estonie en France Présenté comme le champion européen du numérique, l’Estonie a été parmi les premiers pays européens à initier sa mue digitale. Cette orientation tient d’abord à sa situation démographique et à sa configuration territoriale : le pays compte seulement 1,3 million d’habitants (presque deux fois moins que Paris intra muros) sur une superficie plus étendue que celle de la Belgique ou des Pays-Bas. Doté de moyens financiers limités, le gouvernement estonien a donc dû opter pour une numérisation massive des services publics, afin d’assurer leur fonctionnement efficace. Mais cette évolution a aussi été permise par des circonstances historiques favorables. “L’Estonie est devenue un pays innovant parce qu’après la chute de l’Union soviétique, dans les années 1990, le gouvernement était suffisamment dynamique, jeune et ouvert pour essayer de nouvelles choses. La digitalisation des services publics a commencé dès cette époque”, explique à mind Health Kristel-Amelie Aimre, conseillère économique et commerciale à l’Ambassade de l’Estonie en France, contactée à l’occasion du salon européen de l’innovation en santé, MedInTechs. L’État estonien a su aussi très tôt créer un écosystème favorable à l’émergence des start-up. “Il n’y a pas beaucoup de bureaucratie, grâce à la numérisation des services. Déclarer les impôts demande 1 minute, 20 minutes pour créer une entreprise. La partie la plus compliquée est finalement celle consistant à trouver le nom de l’entreprise”, poursuit Kristel-Amelie Aimre. À noter que le pays est aujourd’hui celui qui, en Europe, a le plus haut ratio licorne/nombre d’habitant : 17 licornes pour 1,3 million d’habitants. Les atouts du système de santé estonien “La spécificité de l’Estonie est son système de e-santé, qui est très bien développé. Il nous aide à faire face à nos problématiques : elle diminue le travail des médecins et facilite la vie des patients”, résume Kristel-Amelie Aimre. Parmi les points forts dont dispose le pays, figurent : L’ordonnance numérique En visite à Paris en janvier 2024, la ministre estonienne de la Santé, Riina Sikkut, expliquait que son pays est aujourd’hui passé à 100% de prescriptions numériques. “Avec ce système, le patient peut aller récupérer ses médicaments à la pharmacie, en présentant simplement sa pièce d’identité. Depuis 20 déjà, chaque Estonien dispose d’une carte d’identité avec une puce, sécurisée par deux codes PIN, qui lui permet d’accéder en ligne à 99% des services publics. À noter qu’en France, le décret généralisant la e-prescription n’est en vigueur que depuis décembre 2023 et l’ordonnance numérique doit se déployer d’ici fin 2024. “On peut tout faire à distance en Estonie, sauf se marier et divorcer”, résume Kristel-Amelie Aimre. “Nous avons également un portail destiné aux patients (l’équivalent de Mon espace santé, ndlr), où sont situés tous les résultats des analyses, les bilans de consultation. Le patient, tout comme son médecin traitant, a accès à ce dossier”, poursuit-elle. La biobanque nationale L’Estonie a créé en 2000 une biobanque qui rassemble aujourd’hui les données d’environ 200 000 Estoniens (soit environ 20% de la population adulte du pays, reflétant son âge, son sexe et sa répartition géographique). Ces derniers sont des volontaires qui ont donné un échantillon génétique. La biobanque nationale a été initiée à trois fins (Leitsalu et al., International Journal of Epidemiology, 2015) : promouvoir le développement de la recherche génétique ; recueillir des informations sur l’état de santé de la population estonienne, ainsi que des informations génétiques ; utiliser les résultats de la recherche génétique pour améliorer la santé publique. L’Université de Tartu, qui héberge la biobanque nationale d’Estonie, a annoncé en mars 2024 qu’elle allait séquencer 10 000 génomes humains entiers. L’objectif est d’aller plus loin dans la médecine de précision. “Dans le futur, nous espérons que nous pourrons utiliser aussi ces données pour la recherche et croiser ces données avec d’autres. Ces données sont d’autant plus intéressantes lorsqu’on peut les croiser entre elles, avec un nombre important de personnes, mais aussi avec d’autres sources comme les données de prescription, l’histoire des maladies (basée sur l’examen de dossiers médicaux antérieurs pour voir comment une maladie progresse naturellement au fil du temps, ndlr) ou des données environnementales. Cela peut permettre de développer des solutions personnalisées s’appuyant sur la pharmacogénétique”, explique à mind Health Jaanika Merilo, en charge de la stratégie e-santé au sein du gouvernement estonien. X-Road XRoad est le nom donné au système estonien d’échange de données. Afin de permettre une interopérabilité entre les différentes organisations et systèmes d’information, cette plateforme fonctionne comme un système tout en un. La police peut par exemple accéder aux données du système de santé, de la commission des impôts ou du registre des entreprises. L’objectif est de ne demander qu’une seule fois une information aux Estoniens, qui économiseraient, grâce à ce système, 1345 ans de temps de travail chaque année, selon le site e-estonia. Le certificat international de vaccination numérique L’Estonie et l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ont signé en 2020 un accord de coopération sur un ensemble de projets et d’innovations en matière de santé numérique. Parmi ceux-ci, le certificat international de vaccination numérique, qui visait à l’époque à accroître l’efficacité de l’initiative COVAX. Plus largement, l’accord porte sur l’élaboration : d’un cadre mondial pour l’interopérabilité des données sanitaires ; de lignes directrices pour les systèmes nationaux de prescription et de délivrance électroniques ; d’une feuille de route européenne pour la numérisation des systèmes de santé nationaux. Les difficultés et ce qu’il reste à accomplir Une nouvelle stratégie e-santé en cours d’élaboration “L’Estonie est confrontée aux mêmes problématiques de santé que les autres pays européens : vieillissement de la population, hausse de l’incidence des maladies chroniques, pénurie de médecins, notamment dans les zones rurales”, analyse Kristel-Amelie Aimre. Jaanika Merilo, responsable de la stratégie e-santé au sein du gouvernement estonien. “Le manque de personnel médical est notre principal problème, confirme Jaanika Merilo, qui décline ce que sont aujourd’hui ses priorités : “Nous cherchons à aider le personnel médical avec des solutions digitales, par exemple des solutions d’aide à la décision qui permettent de supprimer du temps administratif et de faire gagner du temps auprès du patient. Notre seconde priorité est d’avoir des données de santé de bonne qualité. Pas seulement des données disponibles et nombreuses, mais des données structurées pour que les médecins et les pouvoirs publics puissent s’en servir afin de prendre leurs décisions, pour la recherche également. Notre dernier défi consiste à créer des solutions personnalisées. Nous avons déjà beaucoup de solutions digitales. La prochaine étape est qu’elles soient adaptées aux besoins de chacun, pas seulement aux besoins de tous. C’est tout l’objet de la pharmacogénétique et de la construction de services personnalisés que de permettre l’avènement de cette médecine de précision”. À noter que le gouvernement estonien est en train d’élaborer une nouvelle stratégie e-santé, qui doit voir le jour fin 2024. La dernière stratégie, qui date de 2020, ne semble en effet plus répondre aux défis actuels. “Beaucoup de choses se sont passées depuis, comme l’explosion des solutions d’IA”, témoigne Jaanika Merilo. En accord avec le gouvernement, nous nous sommes demandés où nous voulions arriver en 2035. Ce plan d’action, qui se déclinera dans chaque ministère, permettra de déployer de nouvelles solutions numériques”. Les thérapies numériques en particulier, qui sont remboursées en France et en Allemagne au travers de procédures fast-track (PECAN et DiGA), ne bénéficient pas encore en Estonie d’un financement dédié. “Nous cherchons en ce moment-même les moyens de financer ces dispositifs, et plus largement tous ceux qui permettent d’aider les patients tout au long de la vie. Les solutions de téléconsultation, de télédiagnostic et de télésurveillance sont également concernées”. Un contexte économique encore incertain Selon les dernières projections, publiées dans une étude de l’OCDE datant de mai 2024, le PIB de l’Estonie, après avoir diminué de 3,1 % en 2023, devrait se contracter de 0,4 % en 2024 puis progresser de 2,6 % en 2025. L’inflation devrait passer de 9,1 % en 2023 à 3,9 % en 2024 et 2,1 % en 2025. Aussi, relève le rapport de l’OCDE, “l’état de santé et l’espérance de vie ont augmenté fortement en Estonie ces deux dernières décennies, mais le nombre d’années de vie en bonne santé reste l’un des plus faibles de la zone OCDE. La mortalité évitable — notamment liée aux maladies cardiaques et aux cancers — reste importante, les résultats observés chez les hommes âgés et les personnes à faible revenu sont particulièrement médiocres, et les disparités régionales restent élevées”. Quelles opportunités pour les entreprises françaises ? En matière de dispositifs médicaux numériques, et pour des raisons historiques, l’Estonie dispose déjà d’un écosystème particulièrement dynamique. “La quasi-totalité des fournisseurs de solutions sont aujourd’hui estoniens, analyse Jaanika Merilo. Ce n’est pas une forme de protectionnisme mais historiquement, nous avons une communauté d’entreprises technologiques extrêmement forte car le gouvernement a beaucoup favorisé l’émergence de ces start-up depuis les années 1990”. Aussi, conseille-t-elle aux start-up françaises désireuses d’aborder le marché estonien de “se focaliser sur les solutions dont nous avons le plus besoin et de regarder celles qui disposent déjà d’un marquage CE dans notre pays”. Le marché n’est pas pour autant saturé et certains sous-secteurs peuvent offrir des opportunités. “Nous sommes toujours en quête de solutions permettant d’aider le personnel médical. Les solutions de télésurveillance, d’aide au diagnostic, celles utilisant l’IA pour analyser et structurer la donnée, nous intéressent. Je conseille donc aux entreprises étrangères de se rapprocher des organismes locaux pour connaître les appels d’offres en cours. Nous aurons prochainement un appel d’offres concernant le secure processing environment (environnement de traitement sécurisé, permettant de maintenir la confidentialité et l’intégrité des données sensibles, ndlr) et je sais que la France a une expertise dans ce domaine”, confie Jaanika Merilo. “Un système comme Doctolib n’existe pas en Estonie”, fait également remarquer Kristel-Amelie Aimre, qui envisage plutôt l’implication d’une entreprise française sur le marché estonien sous l’angle du partenariat. “Le plus intéressant, affirme-t-elle, serait de trouver des entreprises estoniennes avec lesquelles il y a une complémentarité. Les deux entreprises pourraient donc travailler en France, en Estonie ou dans un pays tiers. C’est ce type de coopération que nous essayons de construire”. À noter que l’Estonie cherche à attirer des étrangers experts dans le domaine des technologies, fondateurs de start-up ou développeurs, en leur accordant un visa de travail. “Il est facile pour les entreprises étrangères de s’implanter en Estonie, analyse Kristel-Amelie Aimre. Nous disposons depuis 2014 d’un programme de e-residency qui permet aux étrangers d’avoir une carte à puce (une identité numérique, ndlr) qui leur permet d’accéder à tous les services estoniens en ligne, comme la création d’entreprise, la déclaration fiscale, les services bancaires. Ce dispositif s’adresse aux digital nomads et aux entrepreneurs de start-up, qui n’ont pas à s’installer en Estonie pour aller sur notre marché. Ils peuvent gérer leur entreprise à distance. Aussi, conclut-elle, l’Estonie dispose d’une grande communauté d’expatriés et les citoyens ont globalement une bonne connaissance de l’anglais, ce qui facilite la communication avec des entreprises étrangères.” Les institutions et organismes à connaître Enterprise Estonia est l’institution publique chargée de soutenir le développement économique en Estonie. Elle dispose de divers services pour aider à la reconnaissance du marché, l’accès au marché, les éléments bureaucratiques et tout ce qui est lié à l’établissement correct et l’intégration locale d’une entreprise. Invest in Estonia aide les entreprises étrangères à s’installer en Estonie. “C’est l’équivalent de Business France chez vous, résume Kristel-Amelie Aimre. Le Connected Health Cluster (géré par Tallinn Tehnopol) représente l’écosystème estonien de l’innovation en santé et a notamment pour objectif d’aider les entreprises étrangères à trouver des informations ou des partenaires. Ce cluster rassemble des medtech, des sociétés pharmaceutiques, des prestataires de soins de santé, des groupes d’utilisateurs et les pouvoirs publics, pour “accélérer le développement et la mise en œuvre de nouveaux produits”. Il fait partie de l’European Connected Health Alliance et du réseau ScanBalt. Health Founders est un accélérateur dédié aux technologies de santé. Son objectif est d’aider à créer 100 nouvelles entreprises dans ce secteur au cours des 10 prochaines années. Six fleurons de la e-santé en Estonie Nous avons demandé à Kristel-Amelie Aimre, conseillère économique et commerciale à l’Ambassade de l’Estonie en France, quelles étaient les entreprises estoniennes les plus dynamiques en matière de e-santé. Voici la liste qu’elle nous a soumise : Nortal est une entreprise estonienne, aujourd’hui d’envergure internationale, spécialisée dans le conseil en technologie. Elle développe des solutions complètes pour les secteurs de la santé, des institutions publiques (elle est à l’origine de 40 % des expériences numériques du gouvernement estonien) et de l’entreprise. Cybernetica est une entreprise de recherche et développement axée sur la création de solutions technologiques sécurisées dans plusieurs domaines, y compris la santé. Helmes apporte des solutions logicielles qui répondent aux besoins spécifiques des organisations de santé, permettant une meilleure coordination des soins et une gestion efficace des informations médicales. Viveo Health est une plateforme de télémédecine qui offre des consultations médicales en ligne et des services de santé accessibles via une application. Dermtest est une solution technologique qui facilite la télédétection des problèmes de peau, en connectant les patients avec des dermatologues via une plateforme sécurisée. Cognuse se concentre sur le développement de solutions pour soutenir la réhabilitation cognitive et physique. NDLR : Nous avons également demandé à l’Ambassade d’Estonie en France quelles étaient les entreprises françaises présentes en Estonie. Cette information est “confidentielle”, mais Sanofi communique assez largement sur sa présence en Estonie. L’Estonie en chiffres Population : 1,3 M d’habitants 6.7% du PIB destiné au secteur de la santé en 2019 95% des données générées par les hôpitaux et les médecins sont digitalisées Sources : fiche G_NIUS Twitter LinkedIn Email