Accueil > Financement et politiques publiques > Fonds durables : les VCs en santé poussés à devenir verts Fonds durables : les VCs en santé poussés à devenir verts Si depuis la mise en place du règlement SFDR (Sustainable Finance Disclosure Regulation) le nombre de fonds d’investissement durables a explosé, les fonds “Article 9” - les plus exigeants - restent encore marginaux dans le secteur de la santé. Des sociétés de gestion nous expliquent pourquoi. Par Romain Bonfillon. Publié le 03 octobre 2023 à 15h30 - Mis à jour le 03 octobre 2023 à 16h22 Ressources Mis en place en mars 2021, le règlement européen SFDR vise à rendre plus transparentes les diverses stratégies d’investissements qui existent au sein de l’UE. Cet outil est en somme un moyen de mieux contrôler le “greenwashing” de certaines sociétés de capital-risque et ainsi permettre aux investisseurs de faire un choix éclairé. En termes de champ d’application, le SFDR s’adresse à la fois aux acteurs des marchés financiers et aux produits qu’ils proposent. Aussi, cette réglementation intègre tout autant les risques financiers matériels liés au développement durable auxquels une entité ou un produit est soumis que les impacts qu’un produit ou une entité a sur l’environnement et la société. C’est le principe de “double matérialité”. Article 6, article 8, article 9 : quelles différences ? Le SFDR, distingue trois catégories de fonds “durables” les fonds Article 6 qui ne tiennent compte de la durabilité que pour la gestion des risques ESG (Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance) les fonds Article 8 (ou “vert clair”) qui intègrent les facteurs ESG dans l’analyse de l’investissement et le processus décisionnel. Une partie seulement du portefeuille de sociétés de ces fonds peut avoir des objectifs de durabilité. les fonds Article 9 (ou “vert foncé”) qui ont des objectifs explicites en matière de durabilité. Il ne s’agit plus ici d’apprécier seulement le processus d’investissement mais les produits financiers eux-mêmes, qui doivent répondre à un ou plusieurs critères ESG (déterminés à l’avance). À noter qu’à la suite des grands principes du SFDR fixés en mars 2021, la Commission européenne a publié en avril 2022, la norme technique réglementaire du SFDR niveau 2 qui donne des précisions sur le contenu, les méthodologies et la présentation des informations. Ce SFDR enrichi est également plus restrictif puisqu’il impose que les produits labellisés Article 9 contiennent presque exclusivement des investissements durables. Ce renforcement des critères a poussé au premier trimestre 2023 plusieurs sociétés de gestion (près de 300 selon les données de Morningstar) à passer sous pavillon Article 8, afin d’éviter ces nouvelles contraintes. Une tendance de fonds Selon Morningstar, un des principaux cabinets indépendants d’analyse financière à l’échelle mondiale, les fonds Article 8 et 9 ont rapidement attiré les investisseurs. Fin 2021, soit moins d’un an à peine après la mise en place de la réglementation SFDR, ils représentaient déjà 42,4% des fonds commercialisés dans l’UE, soit 4,05 billions d’euros. Aussi, relève Morningstar, l’investissement durable est désormais le courant dominant (la part de marché des actifs des fonds Article 8 et Article 9 a atteint 53,5% fin septembre 2022). Sybille Ranchon, VC investor chez Serena, en charge du fonds Racine² “Nos Lps (les souscripteurs, ndlr) ont de plus en plus d’attente en ce sens”, observe Sybille Ranchon, VC investor chez Serena, en charge du fonds Racine², (un fonds “Article 9” lancé en 2022). Ils veulent investir dans des solutions qui visent à répondre aux objectifs de l’Accord de Paris et encourager les sociétés à être plus responsables dans leurs pratiques internes et externes, dans le choix des fournisseurs par exemple”, analyse-t-elle. “Ces souscripteurs engagés sont essentiellement des institutionnels (des assureurs, des mutuelles, des caisses de retraite…), observe Catherine Boule, directrice générale de Karista. Leurs clients leur demandent d’allouer au moins X % de leurs actifs dans des sociétés de gestion et des fonds qui sont à visée impact et visée durable et ils rebasculent ces contraintes sur nous”. Samantha Jerusalmy, Partner chez Elaia Partners, précise qu’ “être Article 9 n’est pas une obligation, mais un certain nombre de nos clients sont de plus en plus concernés, parce qu’eux-mêmes ont des engagements à respecter. Par effet domino, cela descend sur toute la chaîne d’investissement”. À noter que Bpifrance a joué un rôle clé pour pousser les investisseurs français à s’emparer des thématiques ESG. “Ils sont moteurs depuis les débuts des critères ESG et ont poussé toute l’industrie à être plus structurés sur ces sujets-là”, observe Catherine Boule. L’engagement de la banque publique d’investissement en matière de durabilité précède en effet très largement la réglementation SFDR. Si l’investissement durable semble aujourd’hui rentré dans les mœurs des investisseurs, notons toutefois que, depuis un an environ, les pressions macroéconomiques persistantes (notamment la hausse des taux d’intérêt et l’inflation) ont provoqué un ralentissement des mouvements financiers en direction des fonds Article 8 et Article 9 (cf. graphique ci-dessous). Du côté des sociétés de gestion, Sofinnova Partners a été l’une des premières à prendre le “virage ESG”. Michael Krel, Partner chez Sofinnova, se souvient : “Nous avons commencé sur ces thématiques en 2009 avec Denis Lucquin, le précédent président de Sofinnova Partners. À l’époque, rares étaient ceux qui s’y intéressaient. Nous faisions en quelque sorte déjà de l’Article 9 avant même qu’il n’existe. En 2021, ajoute-t-il, nous avons levé un fonds Article 9 (dans le domaine des biotechs industrielles, ndlr) doté de 175 millions d’euros. Pour une part minoritaire mais significative de nos investisseurs, être Article 9 était une exigence. À mesure que le marché progressera en maturité, cette part devrait augmenter”, projette-t-il. Aussi, l’entrée en vigueur du niveau 2 du règlement SFDR début 2023 a amené certains acteurs à déclasser un grand nombre de leurs fonds (cf. encadré). Sans remettre en cause radicalement le mouvement enclenché, des menaces pèsent aujourd’hui sur les investissements durables, analyse Morningstar. Des investissements sous contrainte(s) “Les contraintes du SFDR sont de deux ordres, explique Michael Krel, liées aux investissements et d’autre part à l’aspect reporting vers nos propres souscripteurs. Dans le cadre d’un fonds Article 9, nous devons réaliser, en plus du reporting financier, un reporting lié à l’impact. Nous pouvions, il y a encore 5 ans, nous réunir de façon relativement informelle pour nous interroger sur l’impact positif d’une entreprise sur l’environnement. Aujourd’hui, nous avons besoin de le documenter de manière beaucoup plus factuelle. Une section interrogeant l’impact positif de la société dans laquelle nous allons investir fait partie intégrante de nos notes d’investissement. C’est une part importante de la due diligence et de la thèse d’investissement”. À noter que Sofinnova Partners s’est doté d’une équipe dédiée au reporting ESG et au reporting impact. Michael Krel, Partner chez Sofinnova Dans son esprit, la réglementation SFDR ne fixe pas de simples préconisations. Elle fixe des critères dont l’Autorité européenne des marchés financiers (AEMF) vérifie la bonne application. “Lors du dépôt des statuts d’un fonds, poursuit Michel Krel, le gestionnaire va déclarer s’il veut être article 6, 8 ou 9 et de nombreuses informations devront être communiquées (les “disclosures”, ndlr) concernant la façon dont les fonds vont être investis. Il existe plusieurs clauses d’exclusion, par exemple l’investissement dans les industries fossiles. Chez Sofinnova, nous avons ajouté une composante environnementale à la rémunération de l’équipe de gestion. Le “carried interest” que les membres de cette équipe reçoivent continue à être déterminé par la performance financière des participations mais aussi, et c’est là la nouveauté, par la performance environnementale mesurée à partir d’indicateurs et d’objectifs précis, établis à l’avance et propres à chaque entreprise. Cela permet d’aligner l’intérêt de l’équipe de gestion avec celui des souscripteurs”. Être accompagné, une nécessité Compte tenu de la complexité de la mise en application de la réglementation SFDR, beaucoup de sociétés de capital-risque décident de s’entourer avant de se lancer dans l’investissement durable. Ainsi, Serena a développé son fonds Article 9 avec makesense, une ONG qui aide les citoyens à répondre à des enjeux sociétaux. Ce fonds, qui investit dans de jeunes start-up (seed et série A) est doté de 80 M€ et a un unique investisseur, la MGEN. Concrètement, explique Sybille Ranchon, la gestion de ce fonds “se matérialise par un processus d’investissement dans lequel on intègre les sujets ESG, avec une due diligence externe réalisée par Better Way. Lorsqu’une société rentre dans notre portefeuille, nous décidons de KPI d’impact, que nous monitorons au fil de la vie de la société. Dans ce portefeuille, précise-t-elle, nous avons pour l’instant deux sociétés axées “santé” : Santé Académie, une société qui propose des formations pour les professionnels de santé, et May Santé, une start-up qui a développé une application pour aider les jeunes parents.” Catherine Boule, directrice générale de Karista Karista a également fait le choix de s’entourer avant de se lancer dans un fonds Article 9. Initié en début d’année, ce fonds (baptisé Karista 5) investira dans la healthtech, sera axé en termes d’impact sur le social (le “S” de l’ESG) et devrait être clôturé d’ici la fin 2023. “Nous travaillons avec des prestataires et des consultants, et nous allons sûrement faire à terme un recrutement dédié pour suivre nos projets ESG, confie Catherine Boule. EthiFinance nous a aidé à réfléchir à la stratégie générale, notamment au référentiel que nous avons mis en place pour ce fonds-là. Ils disposent d’un outil pour capter l’information, et la suivre dans le temps, que nous avons adapté à nos besoins. Ainsi, pour un fonds “Article 9 environnement et social”, nous allons demander à toutes nos sociétés qui ont une stratégie ESG s’ils ont une politique de gestion des déchets, une politique sociale avec des rémunérations équivalentes entre les hommes et les femmes, s’il y a des membres du Conseil d’administration indépendants, etc.” De l’importance de l’analyse d’impact “Lorsque l’on sort de l’actionnariat d’une société, poursuit Catherine Boule, nous faisons un bilan pour savoir si l’on a atteint ou pas l’objectif de durabilité que nous nous étions fixé. Le règlement SFDR fixe des objectifs de moyens, pas de résultats, précise-t-elle. Si vous avez par exemple investi dans une société qui envisage de trouver un vaccin contre le cancer et que vous avez suivi tous les KPI qui montrent que la société travaille bien en ce sens-là, on ne peut pas vous reprocher in fine d’avoir un produit qui ne marche pas”. Pour réaliser l’analyse d’impact de son fonds Article 9, Sofinnova a fait appel à la société Carbone 4 (fondée par Jean-Marc Jancovici) spécialisée dans l’analyse du bilan carbone de projets. “Nous nous sommes rendu compte que cela s’appliquait très bien pour des projets industriels et matures, affirme Michael Krel, mais cela s’avère complexe dans notre cas, compte tenu du stade de maturité des sociétés dans lesquelles nous investissons. Par exemple, nous ne savons pas si la future usine de telle ou telle biotech sera en France, où l’électricité est nucléaire, ou en Pologne, où elle est très axée sur le charbon. Aussi, souvent, les performances du procédé de fabrication n’ont pas encore été optimisées.” Pourquoi si peu de fonds Article 8 et 9 en santé ? Selon une analyse réalisée par le média tech paneuropéen Sifted, seule Serena dispose aujourd’hui d’un fonds “Article 9” en santé. Karista est bien en train d’en construire un, mais, fait notable, ne dispose pas aujourd’hui de fonds Article 8. “Nous avons des véhicules d’une génération plus ancienne, qui ont 4 ans, et qui sont classés “Article 6” et pour lesquels nous faisons des reporting ESG généralistes. Aujourd’hui, ces fonds sont moins bien acceptés par le marché, qui préfère les fonds 8 ou 9”, confie Catherine Boule. Dès lors, pourquoi une telle sous-représentation de la santé dans les catégories les plus exigeantes du SFDR ? Samantha Jerusalmy, Partner chez Elaia Partners Pour Samantha Jerusalmy, Partner chez Elaia Partners (dont 20 à 25% du portefeuille est axé santé), “être Article 9 apparaît moins nécessaire dans ce secteur qui est, par nature, vertueux”. Dans le même sens, Catherine Boule note qu’il existe “un biais culturel. Lorsque nous investissons dans des entreprises qui inventent des solutions pour guérir des patients, nous ne nous demandons pas si ce que l’on fait est socialement responsable. Nous le sommes en quelque sorte “by design”. Aussi, fait-elle remarquer, “ces fonds sont encore très nouveaux et très contraignants en termes de reporting et d’engagement contractuel vis-à-vis des souscripteurs. Certains font le choix d’y aller, d’autres d’attendre un peu que la réglementation s’éclaircisse”. Sofinnova Partners, dont tous les fonds sont aujourd’hui “Article 8”, s’est également lancé, en 2021 sur un fonds “Article 9”, mais dans le domaine des biotechs industrielles (axé sur la valorisation des matériaux biosourcés). Pour Michael Krel, la rareté des fonds vert foncé dans le domaine de la santé tient aussi à la nature des sociétés susceptibles d’intégrer les portefeuilles des sociétés de gestion. “Une des particularités de l’investissement dans la santé, et notamment dans les biotechs, est la durée de la thèse d’investissement : il peut s’écouler de longues années avant de mesurer l’ impact concret sur la vie des patients”, analyse-t-il. Les limites du SFDR : complexe, flou et mouvant Critiqué pour sa complexité et le flou de ses exigences (cf. encadré) notamment en matière de reporting, le SFDR “fait le bonheur des consultants”, selon Catherine Boule et représente “un risque pour une société de gestion qui décide d’aller dans un secteur où toutes les règles ne sont pas claires”. C’est en particulier le cas sur le critère “social” sur lequel Karista a décidé de mettre l’accent pour son futur fonds Article 9. “Nous serons jugés dans 2, 3, 4 ou 5 ans, à l’aune peut-être d’une réglementation qui sera apparue entre-temps”, se résout-elle, un brin fataliste. La taxonomie européenne (la classification des activités économiques ayant un impact favorable sur l’environnement), indissociable du règlement SFDR, doit en effet englober à terme deux cadres (une taxonomie environnementale et une taxonomie sociale), mais seule la taxonomie environnementale est aujourd’hui bien définie et opérationnelle, la taxonomie sociale n’en est encore qu’au stade d’avant-projet. Aussi, le règlement SFDR lui-même pourrait être prochainement modifié. La Commission européenne vient en effet de lancer une consultation relative à la mise en œuvre de ce règlement. Elle prendra fin le 15 décembre 2023. Une libre interprétation des acteurs Agnostique dans sa thèse d’investissement, le fonds Article 9 de Serena l’est aussi en termes d’impact puisqu’il adresse à la fois des enjeux sociaux (santé et éducation) et environnementaux (climats et modes de vie durables). Ainsi, pour Sybille Ranchon, avoir un fonds Article 9 n’implique pas de se concentrer sur un seul secteur, ni même d’avoir une thèse d’investissement unique. “Sur notre fonds Racine² nous analysons les 3 critères ESG en même temps : certaines des sociétés sont très avancées sur le côté environnemental, d’autres plus sur le côté social. Pour chacune d’entre elles, nous travaillons à améliorer les piliers les plus faibles”. En revanche, pour Catherine Boule, “les fonds Article 9 sont des fonds thématiques et forcément sectorisés”. Ces exégèses différentes du SFDR témoignent du flou qui règne encore autour de cette réglementation. Aussi, le SFDR niveau 2 impose aux sociétés de gestion qui souhaitent proposer des produits “Article 9” d’investir dans des sociétés qui “contribuent à des objectifs environnementaux ou sociaux”, mais cette notion de “contribution” et la part exacte d’investissements durables à réaliser restent encore sujettes à interprétations. “Nous répondons aujourd’hui aux attentes du SFDR, mais personne aujourd’hui ne peut prétendre être au courant de l’entièreté de ce qui est attendu”, note Sybille Ranchon. Romain Bonfillon Commission EuropéenneFinancementsFonds d'investissementLevée de fondsRSE Besoin d’informations complémentaires ? Contactez le service d’études à la demande de mind