Accueil > Industrie > Drug Discovery : l’IA générative face à la complexité de la recherche préclinique Drug Discovery : l’IA générative face à la complexité de la recherche préclinique Depuis quelques années, les entreprises de la pharma et les nouveaux acteurs misent sur les modèles d’IA pour avancer dans la recherche en drug discovery. Dans la phase de recherche non clinique, l’identification de cibles et la conception de molécules candidates sont des étapes complexes, où l’IA, et notamment l’IA générative, peut aider les chimistes à réduire le champ des possibles et progresser plus rapidement vers la phase d'essais cliniques. Par Clarisse Treilles. Publié le 21 novembre 2023 à 23h45 - Mis à jour le 09 avril 2024 à 15h26 Ressources Historiquement, la mise sur le marché d’un nouveau médicament est un parcours complexe, coûteux (cf.encadré) et hasardeux, avec un taux d’échec supérieur à 90%. Pour accélérer le processus et réduire les coûts consacrés à la R&D, les acteurs pharmaceutiques investissent dans de nouvelles technologies prometteuses, collaborant avec des sociétés innovantes spécialistes de l’IA pour alimenter leurs pipelines de molécules. L’IA est devenue une technologie incontournable dans beaucoup d’étapes de la drug discovery. Mais certains domaines ont historiquement été investis plus tôt que d’autres, notamment les petites molécules, pour lesquelles il existe aujourd’hui des outils plus matures sur le marché. Malgré ces progrès, de nombreuses questions restent encore en suspens sur l’impact de l’IA et ses futures promesses. Les entreprises spécialisées en IA générative commencent à peine à faire progresser des molécules vers des essais cliniques, alors que “des molécules conçues à l’aide de l’ordinateur arrivent chaque année sur le marché” observe Yann Gaston-Mathé, PDG d’Iktos, interrogé par mind Health. Insilico Medicine est l’une d’entre elles : la start-up a annoncé en juin dernier que son premier médicament découvert et conçu par l’IA générative depuis sa plateforme Pharma.AI avait commencé les essais cliniques de phase II avec des patients. La molécule cible la fibrose pulmonaire idiopathique, une maladie pulmonaire qui entraîne des cicatrices pulmonaires et un déclin progressif et irréversible de la fonction pulmonaire. Yann Gaston-Mathé, PDG d’Iktos Si la mise en pratique de solutions basées sur l’IA accélère la recherche préclinique pour la découverte de médicaments, Yann Gaston-Mathé n’imagine pas de si tôt des molécules entièrement brevetées par des IA génératives. Selon le PDG d’Iktos, “l’IA est un outil sophistiqué placé entre les mains de l’expert, qui reste l’inventeur.” Hervé Minoux, lead of AI for large molecule research chez Sanofi, confirme que “l’IA peut nous permettre d’augmenter nos chances de succès”. Intervenant à Future4Care sur le sujet de la modélisation et de la simulation in silico pendant l’été, il a listé un certain nombre de progrès réalisés par le biais de cette technologie, allant de la “prédiction des propriétés des molécules, au scoring de ces propriétés dans un modèle prédictif, en passant par l’apparition de nouveaux composés”. Il s’agit, a-t-il souligné, “de transformer l’espace exploré pas à pas”. Les Big Pharma s’impliquent Les Big Pharma investissent le champ de l’IA et misent sur leurs technologies maison, même si “les grands laboratoires ont aussi parfaitement compris le besoin de monter des partenariats et d’externaliser leur capacité de recherche”, évoque Yann Gaston-Mathé. Deux stratégies se dessinent alors, avec d’un côté, des acteurs pharmaceutiques qui “s’équipent de technologies innovantes pour améliorer la productivité en interne” et de l’autre, ceux qui “investissent dans des programmes de recherche et achètent des molécules de sociétés innovantes”, poursuit-il. Entre les deux, on retrouve les sociétés de “taille moyenne”, qui “font de la recherche mais n’ont pas forcément les moyens d’investir dans l’IA”, note Yann Gaston-Mathé, prenant l’exemple du marché japonais, où Iktos a récemment signé avec Curreio et Kissei Pharmaceutical pour les équiper de ses solutions. Sanofi, par exemple, avance en R&D en s’appuyant à la fois sur ses ressources propres et sur des partenariats. Le groupe pharmaceutique français a mis en place plusieurs programmes d’IA pour réduire les temps de recherche et améliorer de 20 à 30% l’identification des cibles potentielles en immunologie, oncologie et neurologie. Il s’est associé début 2022 à la biotech américaine Exscientia pour développer 15 nouvelles petites molécules candidates en oncologie et immunologie. La même année, Sanofi a aussi conclu des partenariats avec les sociétés Insilico Medicine et Atomwise, afin d’accélérer le développement de médicaments à l’aide de leurs plateformes basées sur l’AI. En France, Sanofi a investi 180 M$ dans le capital d’Owkin et a signé avec la start-up un contrat de collaboration pluriannuel en recherche, afin de soutenir son portefeuille oncologique dans le cancer du poumon, du sein et le myélome multiple. Dans le domaine des thérapies géniques, Sanofi s’est rapproché de WhiteLab Genomics, du laboratoire TaRGeT de Nantes Université et de l’Institut Imagine en vue de créer en octobre dernier un consortium visant à accélérer le développement de thérapies géniques à base de vecteurs viraux dérivés de virus adéno-associés (AAV). Toujours en France, Servier et Aqemia ont quant à eux entamé une collaboration en 2021, qui fait suite à un projet pilote pour tester la technologie d’Aqemia basée sur l’IA, la physique quantique et la physique statique. Les sociétés ont mis leurs efforts en commun pour découvrir une nouvelle molécule sur une cible thérapeutique en immuno-oncologie, sur laquelle aucun médicament n’est actif. Un marché fragmenté Toutes ces stratégies collaboratives révèlent la complexité d’un marché fragmenté. Traditionnellement, différentes équipes sont responsables pour chacune des étapes de la chaîne de valeur, telles que la conception de bibliothèques, le criblage de composés et la synthèse. L’IA offre certes la possibilité de fusionner ces étapes, en automatisant potentiellement le processus, mais les acteurs demeurent bien spécialisés. “C’est assez classique de penser qu’il y a beaucoup d’acteurs qui font la même chose, alors qu’en fait, les sociétés font des choses si spécifiques qu’il est parfois difficile de comparer deux acteurs entre eux. Très souvent, les sociétés qui font de l’IA en drug discovery pourraient travailler ensemble en complémentarité plutôt que d’être vues comme des concurrents potentiels”, souligne Yann Gaston-Mathé. Sara Muñoz González, Business Developer Manager, Vidium Solutions La première étape, qui consiste à identifier de nouvelles cibles, “dure déjà près de trois ans, car il faut comprendre les mécanismes biologiques” estime Yann Gaston-Mathé. L’identification de la cible est particulièrement critique, puisque “50% des essais cliniques échouent à cause d’une cible qui n’est pas assez spécifique”, observe Sara Muñoz González, Business Developer Manager et head of Strategic Partnerships chez Vidium Solutions. Maîtriser l’aléatoire Cette réflexion est au cœur du projet de Vidium Solutions, dont l’objectif, résume Sara Muñoz González, est “de trouver les gènes à la racine de la maladie”. Pour ce faire, la société va utiliser des outils d’IA et de machine learning pour identifier les interactions entre les gènes. Par exemple, dans le mélanome, l’équipe de Vidium est parvenue à identifier un réseau de gènes impliquant initialement 11 gènes, puis à isoler deux gènes particulièrement impliqués dans le phénomène de résistance. Arnaud Bonnaffoux, cofondateur et CSO chez Vidium Solutions Cette étape intermédiaire, qui repose sur un modèle probabiliste, va permettre à Vidium Solutions “d’identifier des mécanismes qui expliquent les phénomènes aléatoires”, indique Arnaud Bonnaffoux, cofondateur et CSO chez Vidium Solutions. Selon ce dernier, cette stratégie s’oppose au “postulat déterministe” sur lequel beaucoup d’approches d’IA s’appuient aujourd’hui. “Le problème n’est pas l’IA et le big data, mais bien la vision déterministe sous-jacente. Le comportement de la cellule est régi par des processus probabilistes, comme des “dés biologiques””. Prédire l’affinité moléculaire Une fois qu’une cible intéressante a été sélectionnée, les chercheurs identifient une molécule pouvant interagir avec la cible pour obtenir l’effet désiré. “Il faut déjà mesurer l’interaction entre la molécule et sa cible, une activité qui n’est pas si simple” commente Yann Gaston-Mathé. “À ce stade, dit-il, il n’est pas toujours recommandé d’utiliser l’IA. Cela va dépendre des informations dont on dispose sur la cible. Sans connaître sa structure tridimensionnelle et les sites de bidding par exemple, on en est réduit à tester des clefs au hasard”. Le développement d’AlphaFold a fait énormément parler de lui en la matière : l’algorithme de deep learning développé par DeepMind permet de prédire les structures des protéines avec des performances “assez remarquables” reconnaît le PDG d’Iktos. D’autres entreprises, telles que l’Italienne Sibylla Biotech, sont aussi spécialisées dans l’identification de finders. Pour connaître le comportement d’une molécule virtuelle, “la prédiction in silico permet de savoir si une molécule virtuelle sera active ou non sur la cible” explique Yann Gaston-Mathé. Deux grands types de modèles vont fonctionner ici : “certains modèles inspirés de la physique pour faire des simulations, d’autres utilisant le machine learning à partir de ce qui est déjà connu”. Source : Qubit Pharmaceuticals C’est essentiellement ce sur quoi travaillent les start-up Qubit Pharmaceuticals et Aqemia, avec des méthodes basées sur la physique et la simulation. Aqemia, créée en 2021, mélange la physique quantique et l’intelligence artificielle générative pour créer une technologie capable de prédire l’affinité entre les candidats-médicaments et les cibles thérapeutiques. La société franco-américaine Qubit Pharmaceuticals accélère, quant à elle, la simulation et la modélisation des molécules grâce à l’informatique hybride et explore le potentiel du quantum computing, avec des partenaires comme Pascal. Explorer l’espace chimique avec l’IA L’usage de l’IA générative permet d’imaginer des molécules qui ont plus de chance de faire de bons scores dans les modèles. Outre-Atlantique, Absci Corporation est parvenue à créer et à valider des anticorps de novo in silico grâce à l’IA générative. Cela pourrait potentiellement “réduire le temps nécessaire pour amener de nouveaux médicaments en phase clinique de six ans à seulement 18 à 24 mois, tout en augmentant leurs chances de succès” annonce l’entreprise américaine. Absci Corporation utilise un modèle d’IA générative basé sur une méthode d’apprentissage dite “zero-shot”, qui consiste à concevoir des anticorps pour se lier à des cibles spécifiques sans utiliser de données de formation d’anticorps connus. Pour analyser d’autres caractéristiques que l’activité biologique, comme le métabolisme ou la toxicité, la technologie de machine learning est appropriée. Les modèles prédictifs utilisés dans ce cas précis fonctionnent comme des modèles statistiques, ne tenant pas compte de la physique mais “des mécanismes par association d’idées”, explique le PDG d’Iktos. La prédiction a toutefois ses limites, car le nombre de molécules est quasiment infini et les changements de comportement des molécules sont imprévisibles. Pour “résoudre un problème complémentaire à celui de la prédiction”, Iktos “explore l’espace chimique” avec l’IA générative, indique son PDG. Iktos utilise un modèle génératif pour créer des molécules, non pas de manière aléatoire, mais guidées par l’information que renvoient les modèles prédictifs, de façon à former une boucle d’apprentissage. “Les molécules virtuelles qui ont été imaginées par l’IA générative sont testées par les modèles prédictifs afin que l’IA générative apprenne à créer de meilleures molécules. L’IA générative fait à chaque fois le tri entre les molécules qui sont intéressantes et celles qui ne le sont pas, apprenant ainsi à créer des molécules qui ont plus de chance d’avoir de meilleurs résultats.” Créer des molécules synthétisables La phase finale de synthèse et de test s’avère être un véritable “goulet d’étranglement”, pouvant durer plusieurs semaines, voire des mois, souligne Yann Gaston-Mathé. Afin de s’assurer que les molécules générées par IA soient bien synthétisables, l’équipe d’Iktos a conçu une plateforme de synthèse robotisée pour faire émerger, à force d’itérations, un composé qui répond à toutes les exigences d’un candidat préclinique. Iktos utilise une brique technologique spécifique de planification synthétique, appelée la rétrosynthèse, qui aide à construire une molécule, en fonction des produits chimiques auxquels les chimistes ont accès. Dans tout ce processus utilisant de l’IA, Yann Gaston-Mathé assure que le chimiste reste aux manettes. C’est lui en effet qui paramètre les modèles et sélectionne les molécules prêtes à être synthétisées et testées en laboratoire. David Del Bourgo, CEO de WhiteLab Genomics. Crédit : WhiteLab Genomics Bien sûr, les cloisons ne sont pas hermétiques et certaines start-up sont engagées sur plusieurs étapes du parcours de la drug discovery. La start-up WhiteLab Genomics a choisi de se spécialiser en médecine génomique, un secteur moins couru. Son CEO, David Del Bourgo, a expliqué à mind Health que l’entreprise était présente sur trois étapes du parcours, à savoir sur la découverte de cibles, la conception de charges utiles (la séquence thérapeutique) et la conception de vecteurs (le véhicule qui transporte la charge utile jusqu’à sa destination finale, autrement dit la cellule hôte). Pour réaliser ces tâches, WhiteLab Genomics a développé son propre atlas de biomarqueurs cellulaires. “Tous ces composants complexes sont analysés in silico, pour que les biotech et laboratoires pharmaceutiques avec qui nous travaillons puissent ensuite les tester dans leurs laboratoires” décrit David Del Bourgo. La question des données En résumé, les technologies et les degrés d’intervention de l’IA dans le processus de drug discovery sont multiples. Les acteurs impliqués dénoncent un problème récurrent : celui de l’accès aux données. La formation de modèles d’IA générative nécessite en effet d’importants volumes de données, ce qui, pour Hervé Minoux, constitue une ombre au tableau : “Nous disposons d’un nombre limité de bons médicaments et de données qu’il est possible d’étudier. Or, nous avons besoin de plus de données de bonne qualité pour disposer d’un meilleur modèle prédictif”. Un rapport commandé par le Wellcome Trust et rédigé par le Boston Consulting Group (BCG), intitulé “Unlocking the potential of AI in Drug Discovery” (juin 2023), observe que les domaines thérapeutiques où l’IA est plus présente sont les domaines qui sont les plus “riches en données et commercialement attractifs”, comme l’oncologie (37%), le Covid-19 (23%) et des maladies infectieuses (12%), telles que le paludisme, la tuberculose ou le VIH. L’analyse des pipelines de biotech “AI-first” montre que la vaste majorité des actifs sont des petites molécules, bien que les vaccins et les anticorps gagnent aussi du terrain. Même lorsque des données de haute qualité et des outils matures sont disponibles, reste la difficulté d’accéder à des compétences interdisciplinaires telles que la chimie computationnelle et la bioinformatique, qui peuvent constituer un obstacle majeur sur la route des acteurs de la drug discovery. Des coûts de R&D très élevés Le modèle économique des principales sociétés pharmaceutiques repose sur la création et la fourniture d’un flux constant de médicaments nouveaux, brevetés et attractifs. De 10 000 molécules criblées à 10 qui feront l’objet d’un dépôt de brevet et 1 qui parviendra à passer toutes les étapes de tests et d’essais cliniques pour devenir un médicament, le chemin est long (12 ans en moyenne) et coûteux. La R&D serait même “déficitaire pour la plupart des grandes sociétés pharmaceutiques”, comme l’a souligné Brian Finrow, CEO et fondateur de Lumen Bioscience, une biotech basée à Seattle qui découvre, développe et fabrique des médicaments biologiques et des candidats vaccins pour diverses maladies. “En 20 ans, il est devenu évident que la productivité de la R&D de l’industrie reste un grand défi”, ont déclaré des chercheurs dans un article sur les apports et les résultats de la R&D de 16 grandes sociétés pharmaceutiques. Entre 2001 et 2020, les entreprises ont augmenté leurs dépenses de R&D à un taux de croissance annuel composé de 6%, pour atteindre des dépenses moyennes de 6,7 milliards de dollars par entreprise en 2020. Selon des chiffres partagés par le Leem, les dépenses de R&D représentaient près de 10% du chiffre d’affaires des entreprises du médicament en France en 2017 (soit 4,5 milliards d’euros au total). En 2012, une étude avait estimé que la mise au point d’une nouvelle molécule représentait un investissement d’environ 900 millions de dollars, voire 1,5 milliard de dollars en tenant compte du coût du capital. Toutefois, “une meilleure compréhension scientifique de la biologie et des mécanismes de la maladie, une meilleure sélection et validation des cibles, une modélisation pharmacocinétique/pharmacodynamique améliorée, des biomarqueurs et une stratification des patients sont des paramètres d’une efficacité croissante de la R&D”, observe le Boston Consulting Group. Clarisse Treilles Intelligence ArtificielleMédicamentPartenariatRecherchestart-up Besoin d’informations complémentaires ? Contactez le service d’études à la demande de mind