Accueil > Parcours de soins > Bipolarité : comment le numérique transforme le parcours patient Bipolarité : comment le numérique transforme le parcours patient Les troubles bipolaires concernent entre 1 et 2,5% de la population en France. Cette maladie chronique s'accompagne d'une errance diagnostique aux lourdes conséquences pour les personnes atteintes. Mais le numérique et l’intelligence artificielle sont porteurs de promesses pour faire changer la donne. Par Coralie Baumard. Publié le 12 septembre 2023 à 23h00 - Mis à jour le 02 avril 2024 à 14h31 Ressources Pour 20 % des personnes atteintes de troubles bipolaires, le diagnostic aura été confirmé plus de quinze ans après l’apparition des premiers symptômes, selon une enquête publiée en mai dernier par l’association Bipolarité France. En 2015, la Haute Autorité de Santé estimait qu’il s’écoulait en moyenne dix ans entre l’apparition des symptômes et la mise en place d’un traitement adapté. Cette maladie chronique se déclenche généralement entre 15 et 25 ans et est caractérisée par des troubles récurrents de l’humeur: les patients alternent des épisodes maniaques, hypomaniaques, dépressifs ou mixtes. Elle est favorisée par des facteurs biologiques, génétiques, psychologiques et socio-environnementaux. En France, les troubles bipolaires toucheraient entre 1 et 2,5 % de la population, soit entre 650 000 et 1 650 000 personnes selon une estimation de la Fondation FondaMental. Une proportion sous-évaluée car les troubles bipolaires sont souvent confondus avec la dépression. Cette difficulté à distinguer les deux pathologies est d’ailleurs l’une des causes du retard de diagnostic. Or, cette errance diagnostique a des conséquences importantes : 69% des personnes interrogées par Bipolarité France ont évoqué un impact sur leur santé mentale et 36% ont fait des tentatives de suicides. En outre, cette pathologie s’accompagne d’une forte comorbidité (alcoolisme, diabète, dysthyroïdie, etc.). Pallier l’errance diagnostique avec l’intelligence artificielle Le numérique et l’intelligence artificielle offrent aujourd’hui des pistes sérieuses pour mieux prendre en charge les patients atteints de troubles bipolaires. Si le diagnostic des troubles bipolaires repose encore aujourd’hui sur un examen clinique psychiatrique du patient, réalisé par un médecin spécialiste à l’aide de questionnaires et de diverses échelles, certaines entreprises proposent désormais des alternatives. Alcediag a ainsi développé une plateforme translationnelle alliant biologie moléculaire et intelligence artificielle pour découvrir et utiliser en clinique de nouveaux biomarqueurs exclusifs basés sur l’édition d’ARN. “Alcediag a été créée, en 2013, après avoir constaté les besoins énormes existants pour le diagnostic en santé mentale. Nous avons travaillé cinq ans pour rendre notre technologie robuste. Puis, nous avons commencé le développement pour une première application : le diagnostic du trouble bipolaire. Comme l’ont confirmé beaucoup de psychiatres, distinguer les troubles bipolaires de la dépression est le plus gros problème en diagnostic en psychiatrie”, affirme Alexandra Prieux, présidente d’Alcediag. “L’alliance de la biologie et de l’intelligence artificielle nous a vraiment permis de réaliser quelque chose d’incroyablement innovant” Alexandra Prieux, présidente d’Alcediag L’entreprise a élaboré EDIT-B, le premier test sanguin in vitro marqué CE destiné à différencier les troubles bipolaires de la dépression majeure. Il mesure la modification d’édition d’ARN de marqueurs spécifiques dans le sang des patients en s’appuyant sur la technologie du séquençage de nouvelle génération (NGS) et des algorithmes propriétaires développés grâce aux technologies d’intelligence artificielle. Alexandra Prieux, présidente d’Alcediag “ Une prise de sang est faite au patient, nous extrayons l’ARN et nous en sélectionnons des portions extrêmement spécifiques, nous les séquençons et ensuite nous analysons cette séquence avec notre algorithme. Cette analyse permet de donner la réponse du test diagnostic. L’intelligence artificielle intervient donc à deux étapes clés. La première c’est le choix des biomarqueurs. Les techniques d’intelligence artificielle, nous ont permis de sélectionner spécifiquement huit séquences d’ARN sur lesquelles analyser l’édition d’ARN (sur plusieurs milliers édités) pour obtenir une signature différentielle des dépressions unipolaires et bipolaires. Elle intervient également dans le développement et l’optimisation de nos algorithmes. L’alliance de la biologie et de l’intelligence artificielle nous a vraiment permis de réaliser quelque chose d’incroyablement innovant”, détaille Alexandra Prieux. Les algorithmes permettent de prendre en compte des données multifactorielles, comme l’âge, les traitements et les addictions. L’ensemble des biomarqueurs sanguins développés par Alcediag sont épigéniques, donc liés à l’environnement. Les études cliniques menées par l’entreprise ont permis de confirmer une sensibilité et une spécificité supérieures à 80%. La commercialisation de l’EDIT-B a débuté au second trimestre 2023, il sera disponible sur prescription médicale. Pour le distribuer, Alcediag a noué un partenariat avec le laboratoire d’analyses centralisées Synlab présent dans vingt-six pays européens. L’apport des applications compagnon Les outils numériques à destination des patients et des professionnels de santé peuvent également être un levier pour rendre le suivi au quotidien efficace. “Nous travaillons sur une application numérique compagnon pour améliorer, tout au long de sa vie, l’ensemble du parcours de soin du patient. Mood tracker Bipolarité France sera disponible dans les prochaines semaines sur Google Play et Apple Store. Elle est gratuite et les données restent confidentielles, le patient ne les partageant que s’il le souhaite”, annonce Renaud Maigne, président de Bipolarité France. Après des projets d’application en collaboration avec des start-up qui n’ont pas abouti, Bipolarité France travaille depuis un an avec l’association Bipolar UK. Renaud Maigne, président de Bipolarité France. “Il s’agit de la plus grosse association au monde traitant des troubles bipolaires. Un patient développeur a lui-même proposé son concept, ses fonctionnalités et l’a développé. Nous travaillons conjointement pour adapter la solution en France et la mettre sur le marché. Cette application est utilisée par 20 000 patients au Royaume-Uni. Elle y est homologuée dispositif médical avec marquage CE et notre objectif est que la version française l’obtienne également ”, décrit Renaud Maigne. Cette application invite le patient à être plus acteur de sa pathologie. Je pense que c’est important qu’il ait un rôle et transmette des données de manière active. Renaud Maigne, président de Bipolarité France L’application permet de recueillir différentes informations : une échelle d’humeur quotidienne, les émotions ressenties, la gestion du sommeil, la posologie et l’observance thérapeutique. “S’ajoute un espace de champ libre que l’on pourrait qualifier de journal intime. Je suis atteint de troubles bipolaires et j’utilise cette application tous les jours depuis un an. Cela m’aide beaucoup en me permettant de prendre de recul sur la maladie et pourquoi pas d’essayer de trouver les déclencheurs significatifs qui m’orientent dans tel ou tel état et éviter de revivre les mêmes déclencheurs”, indique Renaud Maigne. Un tableau de bord récapitulatif et un historique de la courbe (hebdomadaire ou mensuel) sont également disponibles. “Vous pouvez cliquer sur chaque date pour revoir votre historique et sauvegarder le schéma de la courbe dans la galerie photo de votre smartphone pour la conserver ou vous pouvez l’envoyer par mail à votre médecin ou à vos aidants. Encore aujourd’hui, les patients ont un petit carnet de note dans lequel ils notent leur humeur, leur sommeil et ce n’est pas exploitable par le médecin”, révèle Renaud Maigne. La courbe de l’humeur de l’application Mood tracker Bipolarité France. Pour le président de Bipolarité France, la numérisation a un autre avantage : la constitution d’une meilleure alliance thérapeutique. “Le patient apprend à gérer son traitement, à connaître les différentes molécules. Il peut indiquer les effets secondaires ou si les médicaments ne font pas effet et le remonter au médecin. On sait bien que c’est une maladie complexe à traiter, il apprend donc à ne pas subir les décisions du médecin. Les décisions sont conjointes pour déterminer une alchimie de molécules adéquates. Cette application invite le patient à être plus acteur de sa pathologie. Je pense que c’est important qu’il ait un rôle et transmette des données de manière active”, estime Renaud Maigne. Pour lancer cette application, Bipolarité France est accompagné par des partenaires privés (la Macif et le fonds de dotation “AUTREMENT ADVISO”) et par le milieu médical. La télésurveillance pour prévenir les ruptures de soins Si l’application de Bipolarité France n’est pas encore lancée, avec le projet d’expérimentation article 51 “Passport BP”, la Fondation FondaMental mise déjà sur les outils numériques pour éviter les ruptures de parcours de soins. Le dispositif repose sur la solution de télésurveillance MentalWise de Sêmeia ainsi que sur SIMPLe+, une application de psychoéducation, et Happyneuron, un outil numérique de remédiation cognitive. MentalWise est utilisé par quatre établissements experts et hôpitaux universitaires (CHU de Clermont-Ferrand, CHU de Besançon, CH Le Vinatier, CHU Henri Mondor AP-HP) pour assurer le suivi de plus de 1000 patients atteints de troubles bipolaires. “L’idée était de prendre en charge l’ensemble du parcours de soins des patients atteints de troubles bipolaires grâce à un nouveau modèle organisationnel basé sur le suivi à distance, afin d’éviter ou au moins d’anticiper les crises et de limiter les arrêts de traitement, les arrêts de travail et les hospitalisations en urgence”, rappelle Daniel Szeftel, président de Sêmeia. Daniel Szeftel, président de Sêmeia La solution de télésurveillance permet de remonter aux soignants différentes informations récoltées de manière passive. “Pour la santé mentale, mais également pour nos autres aires thérapeutiques, notre idée a été d’identifier les données intéressantes pour les médecins ou les infirmières collectables sans saisie du patient. Nous remontons donc tout son parcours de soins : ses passages à la pharmacie, ses rendez-vous chez son médecin traitant et son psychiatre. Nous pouvons le faire en exploitant les données de remboursement de l’Assurance maladie que nous allons chercher dans l’espace numérique de santé du patient. Nous remontons également automatiquement la biologie des patients. Les patients atteints de troubles bipolaires prennent des traitements qui abîment énormément leur fonction rénale, cela doit être surveillé. Par ailleurs, les études préliminaires de la Fondation FondaMental avaient montré que ces patients ont une surmortalité cardiovasculaire très importante par rapport à la population, entre 3 fois plus et 5 fois plus, donc suivre le cholestérol, le diabète, la tension de ces patients est intéressant et nous sommes capables de générer des alertes sur ces données”, développe Daniel Szeftel. Nous faisons des approximations avec le temps d’utilisation quotidien du smartphone, l’utilisation des réseaux sociaux, etc. Nous aurions pu aller beaucoup plus loin, comme certains de nos concurrents américains, et étudier le contenu des SMS ou des conversations sur les réseaux sociaux, voire le son de la voix. Daniel Szeftel, président de Sêmeia Sêmeia s’intéresse également aux données numériques en captant des données sur le smartphone du patient, qui pourraient être révélatrices de l’évolution de la maladie comme son activité physique ou son activité sociale. “Nous nous intéressons au rythme circadien : le patient dort-il le jour ou la nuit, combien de temps dort-il ? Nous faisons des approximations avec le temps d’utilisation quotidien du smartphone, l’utilisation des réseaux sociaux, etc. Nous aurions pu aller beaucoup plus loin, comme certains de nos concurrents américains, et étudier le contenu des SMS ou des conversations sur les réseaux sociaux, voire le son de la voix. Mais nous avons construit le contenu de notre collecte des données en consultant les associations de patients et la Cnil pour nous assurer de rester dans un cadre éthiquement acceptable. Nous sommes probablement en train de construire la solution de suivi à distance des patients atteints de pathologie mentale la plus conforme à la réglementation européenne et à l’esprit européen de protection des données ”, juge Daniel Szeftel. Si Sêmeia s’appuie autant sur les données récoltées de manière passive, c’est pour contrer une des limites du modèle de suivi à distance “Nous leur demandons de remplir ponctuellement des échelles d’humeur, qu’ils peuvent renseigner en 30 secondes. Les patients, en général ont tendance à moins renseigner leur application avec le temps. Les données récoltées passivement permettent de suivre un patient qui ne déclarerait plus ses données de manière active”, explique Daniel Szeftel. Dans le cadre de l’article 51, une évaluation quantitative de “Passport BP” est prévue pour 2024, elle jouera un rôle majeur dans la décision du ministère de généraliser le dispositif. La neuro-imagerie pour analyser la réponse au traitement La neuro-imagerie est également une piste de recherche pour améliorer la prise en charge des patients atteints de troubles bipolaires. “ L’imagerie est un reflet d’une interaction entre une vulnérabilité génétique et une réaction à l’environnement (le stress, l’anxiété, un traumatisme ou la prise de toxiques) qui laisse des traces dans le cerveau. Ces traces sont très subtiles et peuvent être détectées uniquement avec des méthodes d’analyse numérique basée sur l’apprentissage statistique (machine learning), et non par un œil humain”, révèle Édouard Duchesnay, directeur de recherche à NeuroSpin, le centre de recherche pour l’innovation en imagerie cérébrale situé sur le site du CEA Paris-Saclay. Il participe au projet de recherche européen R-LiNK : “ Nous cherchons à trouver des biomarqueurs prédictifs et pronostiques de la réponse au traitement au lithium chez les patients avec troubles bipolaires. Le lithium est le médicament le plus utilisé mais il reste encore sous-prescrit. Il est efficace chez 30% de la population. L’idée est donc d’identifier, avant de donner le lithium, si le patient va être un bon répondeur à ce traitement. Pour savoir s’il existe des biomarqueurs pronostiques de la bonne réponse du lithium, nous utilisons l’imagerie, avant introduction du lithium, chez des patients avec troubles bipolaires. Puis nous introduisons le lithium et nous voyons si les patients sont répondeurs ou non. Sur cette étude européenne de 150 patients que nous suivons pendant deux ans, nous avons eu une réponse chez 70 patients, nous attendons donc d’avoir la réponse pour tous les patients ”, détaille Édouard Duchesnay. Il faut donc bien sûr pondérer ce que nous apportent ces algorithmes. Ils ne doivent pas être utilisés de manière automatique, c’est un outil d’aide au diagnostic que pourront utiliser les médecins Édouard Duchesnay, directeur de recherche à NeuroSpin Grâce à l’imagerie, à différentes mesures issues de prélèvements sanguins (biologiques, génétiques, épigénétiques, métabolomiques) et de mesures cliniques, les chercheurs vont essayer de fabriquer un algorithme pronostique de la réponse au traitement. “Ensuite, nous l’appliquerons à de nouveaux patients. Nous sommes encore dans le cadre de la recherche, mais nous aurons des marqueurs, c’est sûr. Les marqueurs vont nous permettre d’avoir une prédiction avec une précision d’environ 80%, ce ne sera jamais du 100%. Il faut donc bien sûr pondérer ce que nous apportent ces algorithmes. Ils ne doivent pas être utilisés de manière automatique, c’est un outil d’aide au diagnostic que pourront utiliser les médecins”, précise Édouard Duchesnay. Le principal défi de la recherche aujourd’hui est de tendre vers la de médecine personnalisée. “L’enjeu, c’est le suivi longitudinal pour prédire si un adolescent de 14 ans va évoluer vers une pathologie chronique à 20 ans ou l’efficacité d’une stratégie thérapeutique à partir des données acquises avant la stratégie thérapeutique.” Le projet R-Link devait prendre fin en 2023, mais il a pris du retard avec la crise du Covid-19. “Pour obtenir un outil utilisable en pratique clinique courante, il faudra le valider sur 1000 à 2000 sujets, il ne sera donc pas disponible avant une dizaine d’années”, estime Édouard Duchesnay. Coralie Baumard applicationDiagnosticIntelligence ArtificiellePsychiatrieSanté mentale Besoin d’informations complémentaires ? Contactez le service d’études à la demande de mind