Accueil > Parcours de soins > Dr Stéphane Mouchabac (ICM) : “Les outils numériques offrent l’opportunité d’augmenter la qualité et l’efficience de la prise en charge en psychiatrie” Dr Stéphane Mouchabac (ICM) : “Les outils numériques offrent l’opportunité d’augmenter la qualité et l’efficience de la prise en charge en psychiatrie” Parfois accusée d’être une médecine rétrograde, utilisant les mêmes molécules depuis des décennies, la psychiatrie serait-elle en train de connaître une révolution grâce aux outils numériques ? Le Dr Stéphane Mouchabac, psychiatre, mène des travaux de recherche à l’Institut du Cerveau et de la Moelle épinière (ICM) autour des biomarqueurs digitaux et développe avec des équipes spécialisées en intelligence artificielle des outils thérapeutiques. Il nous éclaire sur l’apport de ces nouvelles technologies dans le domaine de la santé mentale. Par Romain Bonfillon. Publié le 05 septembre 2023 à 22h42 - Mis à jour le 05 septembre 2023 à 15h13 Ressources En collaboration avec un laboratoire de sociologie, vous avez publié des travaux sur l’impact des nouvelles technologies sur les soins en psychiatrie. Les avancées thérapeutiques semblent particulièrement lentes dans ce domaine. Les DTx constituent-elles la principale évolution de ces dernières années ? Le traitement pharmacologique reste le traitement pivot et il n’y pas eu en effet d’évolution majeure ces dernières années, même si les psychédéliques offrent des perspectives intéressantes pour l’avenir. Une seule technologie ne permettra pas de révolutionner les soins en psychiatrie, mais la combinaison de l’intelligence artificielle, du phénotypage numérique et des biomarqueurs digitaux peut y parvenir. Nous avons, avec le Dr Alexis Bourla, dirigé un travail de thèse (cf. encadré) qui cherchait à comprendre comment une profession aussi singulière que celle de psychiatre intégrait ces nouvelles technologies. Lorsque l’on travaille sur un biomarqueur, il est nécessaire de savoir comment il est perçu et si un psychiatre va l’utiliser. Cela nous a aidé à comprendre comment organiser l’information et la formation autour de ces outils. Quelles améliorations ces outils numériques sont susceptibles d’apporter ? Ils constituent une opportunité énorme d’augmenter la qualité et l’efficience de la prise en charge. Ils vont aussi permettre l’empowerment du patient, c’est-à-dire lui rendre du pouvoir grâce à ses données. Grâce au phénotypage numérique, le patient a les moyens de prouver qu’il dort bien depuis une semaine. Cela peut amener à un niveau de confiance, d’interactions et de pertinence très élevé dans la relation médecin-patient. Certains patients vont notamment pouvoir paramétrer leur traitement autour de ces outils. “Il n’y a pas un biomarqueur miracle qui va tout résoudre, mais des biomarqueurs qui vont peut-être nous aider à mieux aider les patients, et surtout ouvrir la voie vers une médecine personnalisée.” Croyez-vous en la concrétisation prochaine d’un “virage numérique” de la psychiatrie ? Nous avons une opportunité, mais il ne faut pas louper le coche. La psychiatrie est une discipline très particulière, dans laquelle il existe des interactions multiples – biologiques, psychosociales notamment – ce qui nous permet d’agir à beaucoup de niveaux, mais cela complique aussi le diagnostic : comment discerner les causes des conséquences d’un trouble ? Lorsque vous changez votre visualisation et que vous adoptez une visualisation par réseau de symptômes, vous allez dessiner des chemins de causalités beaucoup plus évidents. Cette complexité doit être appréhendée dans les modèles que nous construisons et il ne faut pas aller trop vite. Il n’y a pas un biomarqueur miracle qui va tout résoudre, mais des biomarqueurs qui vont peut-être nous aider à mieux aider les patients, et surtout ouvrir la voie vers une médecine personnalisée. En quoi consistent les “réseaux de symptômes” ? Un état pathologique peut se définir par un ensemble de symptômes reliés entre eux et qui sont actifs ou inactifs. Toute l’intelligence du réseau de symptômes est de permettre de comprendre le mécanisme d’activation de tel ou tel symptôme. Le fait d’avoir mal dormi peut, par exemple, me faire rater un exposé le lendemain matin. Il se peut alors que je me sente nul et triste. Ces informations, recueillies notamment grâce au phénotypage numérique, vont être cartographiées par un réseau bayésien (cf. encadré) de symptômes et nous allons ainsi pouvoir expliquer un état psychologique et savoir sur quelles variables de l’humeur nous pouvons agir. Deux réseaux de symptômes, liés à des problèmes au travail ou à une séparation / Dr S. Mouchabac Sur quelles bases scientifiques repose le phénotypage numérique ? Le phénotype est le résultat d’une interaction gène/environnement. Je mesure 1m74 et pèse 77 kg, si j’avais été dans un autre pays, avec des habitudes alimentaires différentes, je serais peut-être plus petit et plus gros. Le phénotype est le résultat de cette interaction avec l’environnement. En 1982, Richard Dawkins a introduit le concept de “phénotype étendu” dans son ouvrage du même nom. Le phénotype, selon lui, ne se résume pas à un individu et à sa condition, mais aussi à ses comportements dans l’environnement. Les castors, par exemple, ont pour phénotype le fait de construire. Le phénotype numérique est typiquement un phénotype étendu. Le phénotypage va ici consister à identifier, dans nos comportements quotidiens, et en particulier dans notre utilisation du numérique, des marqueurs comportementaux qui nous permettent de tirer des conclusions sur des états pathologiques ou non. Ce concept a été repris très récemment en psychiatrie, par John Torous, et consiste à dire que l’on peut extraire une e-semiologie à partir de données prises par exemple par un téléphone portable. Auriez-vous des exemples de tendances de comportements révélées par ces outils numériques ? Prenons l’exemple du GPS. Si je fais tous les jours le trajet de chez moi à l’hôpital, je sais que j’ai X pas pour y aller. Si un jour, je fais toujours X pas, mais que l’on se rend compte que j’ai tourné en rond, cela peut être révélateur d’un problème. La valeur X n’est donc pas à elle-seule significative. Si en revanche vous faites 10 000 pas et que c’est beaucoup plus que d’habitude, il y a une déviation de vos comportements qui témoigne peut-être d’un changement de style de vie dont il va falloir vérifier la pertinence. Si l’accéléromètre décèle que mes gestes sont plus lents, cela peut-être dû à un ralentissement psycho-moteur et à un manque d’énergie. Si mon GPS n’indique aucun déplacement depuis 2 jours, soit je suis mort, soit je suis apathique sur mon lit toute la journée. Si je me mets à envoyer 200 SMS en pleine nuit, peut-être est-ce dû à un épisode d’insomnie, voire d’hypomanie…Si je n’en envoie plus du tout, peut-être est-ce parce que je suis isolé, et que, dans le cadre d’un trouble schizophrénique, je me sens persécuté. “Couplés à de la pharmacogénétique, à un modèle de neuro-imagerie, les biomarqueurs digitaux peuvent permettre d’arriver à des prescriptions médicamenteuses mieux adaptées et mieux tolérées.” Dans quelle mesure ces biomarqueurs peuvent-ils permettre une médecine plus personnalisée ? Prenons une catégorie diagnostique comme la dépression. Elle n’existe que si des symptômes – comme la tristesse, la fatigue, les problèmes de sommeil – sont présents et c’est à partir de seuils franchis que l’on catégorise une maladie. Mais cette maladie existe-t-elle vraiment dans l’absolu ? N’existe-t-il pas plusieurs types de dépressions ? Une approche dimensionnelle permet de caractériser certains types de dépression : la dépression ralentie (avec des affects émoussés), la dépression agitée (avec de l’anxiété). C’est une distinction que le phénotype numérique va nous montrer facilement : dans le premier cas, la personne bouge peu et ne parle presque à personne ; dans l’autre, elle n’arrête pas de téléphoner, d’envoyer des SMS, etc. Or, l’on sait que ce n’est pas les mêmes traitements qui vont être pertinents dans les deux cas. Couplés à de la pharmacogénétique, à un modèle de neuro-imagerie, les biomarqueurs digitaux peuvent permettre d’arriver à des prescriptions médicamenteuses mieux adaptées et mieux tolérées. Le champ diagnostique de la psychiatrie est-il déjà impacté par ces nouveaux outils ? Les biomarqueurs digitaux permettent déjà de faire des diagnostics par anticipation. Par exemple, certains biomarqueurs utilisés en neuro-imagerie peuvent prévenir de manière très fiable la survenue d’événements comme la transition vers un état psychotique pour des sujets à haut risque. Mais outre le fait d’offrir au diagnostic une précision supplémentaire, ces outils nous permettent aussi et surtout d’accéder à une approche préventive. Cette détection hyper précoce pose quelques questions éthiques. Cette approche préventive ne récuse-t-elle pas notre liberté ?? Le problème se pose aussi en cancérologie, où l’on est aujourd’hui capables de détecter des cancers du sein à un niveau cellulaire. Faut-il dès lors agir ou laisser l’organisme gérer ? En psychiatrie, ces biomarqueurs permettent surtout de suivre des habitudes, de sommeil par exemple, et de déceler des déviations par rapport à une norme. A nous de bien calibrer ces outils, d’interroger aussi la dimension sociétale de ces normes. Quant au libre-arbitre du patient, il est conservé puisqu’il a le droit bien sûr de ne pas utiliser ces outils. Comment la phase diagnostique impacte-t-elle le traitement ? Tous ces marqueurs peuvent être corrélés à des états cliniques. Ce sont des éléments beaucoup plus pertinents pour renseigner ces états que la simple réponse à la question traditionnelle “comment vous sentez-vous aujourd’hui ?” ou “comment dormez-vous en ce moment ?” Ne pas dormir pendant 3 jours peut simplement être lié à un épisode caniculaire. Une analyse sur un temps long, combinée par exemple aux données de l’accéléromètre et à des questions ouvertes, va permettre d’avoir assez d’arguments pour savoir si on doit déclencher une action thérapeutique ou pas. Quels sont les biomarqueurs digitaux sur lesquels vous travaillez et lesquels vous semblent les plus prometteurs ? Je travaille avec mon équipe sur le GPS et l’accéléromètre. Les réseaux bayésiens nous permettent d’entraîner nos algorithmes sur des petits nombres de sujets. Nos études cliniques s’avèrent très prometteuses, mais l’on peut aussi citer tous les travaux faits autour de la voix. La start-up Callyope qui a reçu le prix scientifique de l’Encéphale analyse le rythme et la tonalité de la voix pour prédire, dans la dépression, la réponse thérapeutique à un traitement et l’efficacité de cette réponse. “Ces biomarqueurs nous imposent parfois de changer nos paradigmes d’évaluation, mais la rigueur scientifique est, selon moi, la même” La preuve scientifique de ces outils est-elle aussi facile à établir que pour un médicament ? Ces biomarqueurs nous imposent parfois de changer nos paradigmes d’évaluation, mais la rigueur scientifique est, selon moi, la même. Pour certains outils, nous avons effectué des essais in silico en phase pré-clinique afin de vérifier leur fiabilité. Nous n’avons malheureusement pas la possibilité d’inclure des centaines de milliers de patients, comme cela se fait dans le domaine de la pharma. Raison de plus pour rester très vigilant sur le nombre de personnes impliquées dans un test, qui doit rester significatif, et sur leur profil. Ce travail de recrutement est dur, long et coûteux… mais ce n’est pas une raison pour capituler. Applications de santé mentale : raisons et limites d’un succès Lors du dernier congrès DTx France, vous avez plaidé pour “un travail d’harmonisation volontariste” qui permette de réconcilier le temps médical et celui des investisseurs. En quoi consisterait ce travail ? Un investisseur a besoin d’avoir un retour rapide sur une solution numérique qu’il finance. Or, les process d’évaluation d’un ingénieur sont très différents de ceux utilisés en médecine. Nos évaluations sont basées sur des modèles de santé publique classique. Une étude randomisée, en double aveugle, longitudinale, est par nature très longue, encore plus en psychiatrie où le recrutement des patients est compliqué. Investisseurs et psychiatres ne se comprennent pas puisqu’ils ne communiquent pas. Nous devons donc faire ce travail de dialogue et de compréhension pour pouvoir mieux accepter nos contraintes respectives. Quels défis reste-t-il à relever pour que ces biomarqueurs digitaux et les thérapies numériques soient massivement adoptés ? Ces technologies très récentes en sont encore, pour beaucoup, au stade de la recherche et nous avons besoin d’études pour confirmer leur pertinence. Aussi, pour que ces technologies décollent, elles doivent être acceptées par la communauté médicale et les patients. Mais je reste confiant. La période Covid nous a montré que les choses peuvent bouger très rapidement en termes d’adoption des outils numériques. POUR ALLER PLUS LOIN… Voici quelques-uns des travaux scientifiques auxquels le Dr Stéphane Mouchabac a participé. Ils nous éclairent sur l’intérêt et l’usage des solutions numériques en psychiatrie. Comment les psychiatres acceptent les nouvelles technologies ? L’étude “Psychiatrists’ Attitudes Toward Disruptive New Technologies: Mixed-Methods Study”, publiée en 2018 dans le JMIR, révèle une “acceptabilité modérée” des psychiatres à l’égard de ces nouveaux outils d’aide à la décision clinique. Mais l’analyse montre que les réticences de ces professionnels sont plus le fait d’un manque de connaissance de ces nouvelles technologies que d’un fort rejet. Les troubles de l’humeur révélés au travers des biomarqueurs digitaux L’article “Digital phenotype of mood disorders : a conceptual and critical review” publié en juillet 2022 dans Frontiers in Psychiatry propose une revue critique de la littérature concernant les aspects théoriques et techniques des phénotypes numériques appliqués aux troubles de l’humeur. Les 45 articles pris en compte dans cette revue de la littérature ont révélé une diminution des paramètres fonctionnels et biologiques (diminution des activités et de la marche, du nombre d’appels et de SMS, de la variabilité de la température et de la fréquence cardiaque) dans le cadre des épisodes dépressifs. La phase maniaque produit quant à elle le phénomène inverse. À la recherche de la “dopamine digitale” L’article “In Search of Digital Dopamine: How Apps Can Motivate Depressed Patients, a Review and Conceptual Analysis”, publié en 2021 dans Brain Sciences, démontre que l’évaluation du patient au travers d’applications numériques participe de la prise en charge des troubles psychiatriques, en particulier la dépression. En plus de permettre une détection précoce de la rechute et une mesure de l’efficacité du traitement, ces applications numériques offrent l’opportunité de réguler indirectement les circuits de motivation altérés, par des voies dopaminergiques. Les IEM (interventions écologiques momentanées) déclenchées par l’EMA (évaluation écologique momentanée, qui consiste à poser ponctuellement des questions aux patients dans leur environnement naturel, ndlr) peuvent imiter le système de récompense de la dopamine. Un simple “badge numérique” décerné au patient peut ainsi accroître sa motivation. “Les applications pour smartphones peuvent motiver les patients déprimés en améliorant la dopamine, offrant la possibilité d’améliorer la motivation et les changements de comportement”, conclut l’étude. Utiliser un réseau bayésien pour mieux prédire le risque de suicide Réseau bayésien simplifié L’article “Application: Bayesian Network Analysis of a Preclinical Trial Using In Silico Patient Simulations”, publié en 2021 dans le JMIR, rend compte d’un essai pré-clinique destiné à tester la pertinence d’une application numérique pour prédire le risque de suicide. L’intelligence artificielle et le machine learning offrent des perspectives pour concevoir et gérer des processus d’intervention en cas de crise suicidaire. Dans la plupart des disciplines médicales, note l’article, ces outils utilisent la big data pour suggérer des options thérapeutiques. Mais les données en psychiatrie, liées au comportement, sont plus hétérogènes, moins objectives et moins complètes. D’où l’utilité de recourir au réseau bayésien, un modèle graphique probabiliste qui permet de modéliser les connaissances sur un patient (et notamment de “cartographier” ses symptômes). Cette étude s’est faite au travers de l’application pour smartphone Medical Companion qui permet de poser des questions répétées à intervalles réguliers (évaluation écologique momentanée). Le recours au réseau bayésien a permis de construire l’algorithme de l’assistant numérique dédié à la gestion de crise suicidaire. Cette application doit encore être validée scientifiquement et testée avec les patients avant d’être utilisée. Dr Stéphane Mouchabac Depuis 2020 : Chercheur à l’iCRIN psychiatrie de l’Institut du Cerveau et de la Moelle (ICM) Depuis 2003 : Psychiatre à l’hôpital Saint-Antoine (AP-HP) 2001 : Chef de clinique à Sorbonne Université 1999-2003 : Cursus de psychologie expérimentale à Sorbonne université 1997 : Interne des hôpitaux à Paris Romain Bonfillon Biomarqueurs digitauxDiagnosticIntelligence Artificielleobjets connectésOutils numériquesPsychiatrieSanté mentaleThérapie digitale Besoin d’informations complémentaires ? Contactez le service d’études à la demande de mind À lire Alexis Génin (Institut du Cerveau) : "Nous poussons le développement plus loin, jusqu’au stade pré-industriel" IMPACT : la e-santé mentale face à l’urgence de son développement Biomarqueurs digitaux : une opportunité en cours de développement