Quel avenir pour les interfaces cerveau-machine ? Depuis les systèmes permettant de diminuer les symptômes de la maladie de Parkinson jusqu’à ceux capables de redonner la capacité de marcher, les interfaces cerveau-machine (ICM) suscitent de nombreux espoirs pour les personnes malades comme pour les start-up du secteur, attirées par le gigantesque marché à conquérir. Ces cinq dernières années, des premiers tests sur l’homme ont révélé les extraordinaires capacités de ces ICM boostées par l’IA. mind Health fait le point sur les cas d’usages des ICM, le niveau de maturité de ces solutions, leur potentiel de marché et les freins technologiques qu’il leur reste encore à dépasser. Par Romain Bonfillon. Publié le 17 juin 2025 à 23h56 - Mis à jour le 17 juin 2025 à 16h53 Synthèse Définition Une interface cerveau-machine (ICM ou BCI pour Brain Computer Interface), est définie par l’Inserm comme un système de liaison directe entre un cerveau et un ordinateur, permettant à un individu d’effectuer des tâches sans passer par l’action des nerfs périphériques et des muscles. Concrètement, ce type de dispositif permet de contrôler par la pensée un ordinateur, une prothèse ou tout autre système automatisé, sans solliciter ses bras, mains ou jambes. Généalogie des ICM Les implants utilisés dans un ICM sont en général des matrices de microélectrodes. Le plus utilisé de ces implants est le Utah Array, commercialisé par la firme américaine Blackrock Neurotech. Le terme d’interface cerveau-machine (ICM) a été utilisé pour la première fois en 1973, par Jacques Vidal, un ingénieur français visionnaire,qui formule l’hypothèse qu’en faisant l’acquisition du signal électrique cérébral, il serait possible de restituer une commande. Il faudra cependant attendre le début des années 1990 pour que des premiers essais sur l’homme soient réalisés. “Ces débuts de la technologie sont liées aux performances des ordinateurs, qui ont permis une caractérisation du signal beaucoup plus importante, explique Tristan Venot, ingénieur à l’Inria et membre de l’équipe-projet NERV (Neuro-ingénierie des systèmes pour modéliser et interfacer les réseaux cérébraux) à l’Institut du Cerveau. Des années 1990 à aujourd’hui, les progrès ont été lents et itératifs, marqués par une révolution pour les implants invasifs avec l’arrivée en 2004 du Utah Array, une grille d’une centaine d’électrodes pouvant se placer au niveau du cerveau”, précise-t-il. Les trois principales technologies en présence Clinatec, une branche du CEA mène des recherches sur les ICM et entend, avec son projet WIMAGINE, révolutionner le quotidien de nombreux patients paraplégiques / Crédit photo : CEA La Brèche – Juliette Treillet Trois technologies sont aujourd’hui utilisées pour capter le signal cérébral. “La solution la plus simple, non invasive, est le casque EEG (Electroencéphalogramme), qui ne permet toutefois pas d’avoir un signal de suffisamment bonne qualité (en termes de résolution et de contenu d’information fréquentielle) pour permettre un contrôle fin de la marche au niveau d’un stimulateur ou d’un exosquelette. Pour avoir un meilleur signal, avec une meilleure résolution spatiale, temporelle et fréquentielle, il faut passer par une solution implantée”, explique Guillaume Charvet, responsable du service de recherche biomédicale en neurotechnologies au sein du CEA. Cette technologie a néanmoins ses limites, puisque “les signaux ne sont pas stables dans le temps, poursuit Guillaume Charvet. Comme la mesure se fait au niveau du neurone, on peut perdre l’activité de l’hôte, ce qui nécessite un recalibrage régulier de l’ICM. De plus, le cerveau va réagir et encapsuler les électrodes, provoquant une perte du signal dans le temps. Cela peut être problématique pour une ICM chronique sur le long terme.” Une solution intermédiaire, dite semi-invasive, consiste à positionner les électrodes à la surface du cortex, sur la dure-mère (la couche qui protège le cerveau). C’est le choix technologique fait par le CEA et son ICM WIMAGINE. Le dispositif mesure alors une activité cérébrale plus globale (électrocorticogramme) et non plus celle captée neurone par neurone. “Nous avons un recul d’implantation de plus de 7 ans sur un patient : les implants fonctionnent toujours et les signaux mesurés sont de bonne qualité”, témoigne Guillaume Charvet. Le potentiel de marché Selon le cabinet d’analyse BCC Research, le marché mondial des interfaces cerveau-machine était évalué à 2,1 Mds $ en 2023 et devrait atteindre 4,5 Mds $ en 2029 (avec un taux de croissance annuel composé de 14,2% entre 2024 et 2029). Une étude de la banque Morgan Stanley, parue en octobre 2024, estime quant à elle que les personnes handicapées candidates aux implants représentent un marché total d’une valeur de 400 Mds $, rien qu’aux États-Unis. Cependant, les revenus annuels ne devraient pas atteindre 1 Md $ par an avant 2041. Les principaux cas d’usage Traitement de la paralysie Le principal axe de recherche pour les ICM, son Graal, est actuellement le traitement des paralysies lourdes, pour les personnes paraplégiques ou tétraplégiques. L’interface peut être couplée à un dispositif robotique ou agir directement sur la commande du membre défaillant, grâce à un stimulateur. Récemment, des chercheurs de l’Université de Californie San Francisco (UCSF) ont permis à un homme tétraplégique de contrôler un bras robotique et de saisir des objets grâce à une interface cerveau-machine (ICM) s’appuyant sur un modèle d’intelligence artificielle. Les résultats de leur étude ont été publiés dans la revue Cell en mars 2025. En novembre 2024, Neuralink annonçait le lancement d’une nouvelle étude de faisabilité afin de tester le contrôle d’un bras robotique d’assistance grâce à son ICM sans fil. Maladie de Parkinson La stimulation cérébrale par des impulsions électriques (l’électroconvulsivothérapie (ECT), anciennement appelée sismothérapie) est utilisée depuis plus de 50 ans pour traiter les maladies neurologiques, mais le principal enjeu est longtemps resté d’adapter ces traitements à la pathologie et à la zone du cerveau concernée. En 2019, les travaux de la start-up américaine Cortera Neurotechnologies et de l’Université de Berkeley (USA) aboutissent à la création d’une puce cérébrale. Baptisée Wand, elle identifie les signaux électriques irréguliers dans le cerveau, qui, dans le cas de la maladie de Parkinson, causent des tremblements incontrôlables, de la rigidité ou un déséquilibre postural. Le dispositif émet ensuite des impulsions électriques pour les moduler et ainsi contrôler les symptômes en temps réel, à la manière d’un pacemaker cérébral. De l’autre côté de l’Atlantique, la start-up espagnole INBRAIN teste le même type d’implant mais à base de graphène, un matériau hautement conducteur, 200 fois plus résistant que l’acier et d’une épaisseur de seulement un atome. Soutenue par la Banque européenne d’investissement, la société a obtenu en 2023 le statut de “Breakthrough Device” auprès de la FDA, pour son dispositif. Traitement de la dépression Medtronic a lancé en 2023 une vaste étude clinique pour évaluer l’efficacité d’un implant cérébral dans le traitement des troubles dépressifs majeurs résistants au traitement. L’étude, qui doit se terminer fin 2028 implique la mise en place d’électrodes dans un une région spécifique du cerveau et la stimulation de cette zone avec de l’électricité. Objectif : réinitialiser le réseau cérébral responsable des symptômes. Rééducation post AVC Une équipe de recherche Inserm du CHU de Rennes travaille actuellement à la mise en place de protocoles de neuro-réhabilitation post AVC. L’idée est de rétablir la plasticité du cerveau du patient et de favoriser une réorganisation neuronale grâce au neurofeedback. Cette technique consiste à montrer au patient, grâce à l’imagerie par résonnance magnétique fonctionnelle (IRMf) et à l’électroencéphalographie (EEG) ce qui se passe dans son cerveau en temps réel lorsqu’il essaye de bouger sa main. L’hypothèse formulée par l’équipe rennaise de chercheurs est que le cerveau étant témoin de sa propre activité, il serait amené à s’auto-réguler. Traitement de l’aphasie Les ICM permettent le décodage de la parole directement à partir de l’activité cérébrale, pour des patients aphasiques. La compétition entre les équipes de recherche qui travaillent sur cette application se joue autour de la cadence de décodage des mots, pour pouvoir reproduire le flux naturel d’une conversation. Une récente étude parue dans Nature témoigne d’une avancée significative en la matière : des équipes de l’Université de Californie et de Pittsburg ont réussi à mettre au point une ICM capable d’opérer ce décodage neuronal en 80 millisecondes. Les financements de la filière Conséquence du potentiel de croissance des ICM, les financements pour ces technologies se sont intensifiés ces deux dernières années. Les sommes levées par certaines pépites du secteur côtoient désormais les sommets atteints par des technologies plus matures. Un fonds mondial de capital-risque, SCI Ventures, dédié au financement et à la commercialisation de traitements innovants pour les lésions de la moelle épinière a même été lancé en juin 2024. SCI Ventures a déjà dans son portefeuille des start-up comme ONWARD Medical, Axonis Therapeutics, Sania Therapeutics et AUGMENTAL. Parmi les plus grosses levées de fonds du secteur, ces deux dernières années, on retrouve la société d’Elon Musk, Neuralink, qui a annoncé le 7 août 2023 avoir levé 280 M$en série D, la société espagnole INBRAIN Neuroelectronics, qui a levé 50 M$ en octobre 2024 et la medtech néerlandaise ONWARD Medical qui a lancé au même moment une augmentation de capital de 40 M€. Le fonds français Quantonation, principalement dévolu aux technologies quantiques, dit également s’intéresser aux ICM. “Nous avons mené une première analyse en interne sur l’usage des technologies quantiques pour concevoir des ICM non intrusives. Il n’y a pas encore de start-up spécialisée sur ces thématiques, mais nous avons identifié quelques équipes académiques”, a confié Christophe Jurczak, Partner cofondateur de Quantonation, à mind Health. En termes de structuration de la filière, il est également intéressant de noter qu’une société savante fédérant les acteurs académiques et privés des ICM a vu le jour en 2018 : CORTICO (COllectif pour la Recherche Transdisciplinaire sur les Interfaces Cerveau-Ordinateur). Les acteurs à connaître ONWARD Medical, une pépite européenne aux ambitions mondiales Cotée sur Euronext et cofondée par le professeur français Grégoire Courtine, ONWARD Medical est à l’origine de thérapies innovantes pour restaurer le mouvement chez des personnes atteintes de lésions de la moelle épinière. Le 15 octobre dernier, la medtech néerlandaise a annoncé qu’elle avait signé un accord de licence exclusive avec le CEA pour développer et commercialiser l’interface cerveau-machine expérimentale WIMAGINE, conçue par le centre de recherche biomédicale Clinatec. Elle combinera cette ICM avec son dispositif de stimulation ciblée de la moelle épinière (ARC-IM) afin de permettre aux personnes paralysées de guider un mouvement par la pensée. En septembre 2024, trois patients avaient été implantés avec le système ARC-IM. L’ICM expérimentale WIMAGINE, conçue par le centre de recherche biomédicale Clinatec / crédit photo CEA – La Brèche À noter que l’entreprise aux plus de 200 brevets a d’ores et déjà l’un de ses produits sur le marché. En décembre 2024, son système ARC-EX a reçu la classification De Novo de la FDA. Ce dispositif non invasif vise à améliorer la force et la sensation des mains après une lésion de la moelle épinière. Il délivre une stimulation électrique programmée à travers la peau, grâce à des électrodes placées à l’arrière du cou. Selon Guillaume Charvet, “la route est encore longue pour avoir un produit diffusé auprès d’un grand nombre de patients” et l’accord de licence signé entre le CEA et Onward “va permettre de préparer les essais cliniques de phase 3 (étude pivot). Vraisemblablement, cela prendra entre 5 à 10 ans avant d’avoir un produit qui est mis sur le marché”. Synchron, les promesses d’une société pionnière Créée en 2012, la start-up australienne Synchron, également basée à New-York, est l’une des premières sociétés privées à avoir développé une ICM, bien avant Neuralink et avec des résultats probants. Sa technologie baptisée Stendrode repose sur un stent équipé d’électrodes, implanté dans le cortex moteur grâce à une méthode moins invasive qui consiste à passer par la veine jugulaire. Une première implantation sur un patient a été faite en 2022 et la société a annoncé le 13 mai 2025 qu’elle avait réalisé une intégration native de son ICM avec un nouveau protocole d’Apple baptisé BCI Human Interface Device (BCI HID). Concrètement, cette innovation permet aux utilisateurs implantés avec l’ICM de Synchron de contrôler l’iPhone, l’iPad et l’Apple Vision Pro directement avec leurs pensées sans avoir besoin de mouvement physique ou de commandes vocales. Une avancée majeure dans l’accessibilité de la neurotechnologie. Après une levée de fonds de 40 M$ en 2021, Synchron a levé un an plus tard 75 M$ lors d’un tour de table auquel ont participé Jeff Bezos et Bill Gates, via leurs sociétés d’investissement. Elle a également reçu le soutien des gouvernements australien et américain. Neuralink, des ambitions à la (dé)mesure de ses moyens Fondée en 2016, Neuralink a fait beaucoup parler d’elle de par son médiatique et controversé fondateur (Elon Musk), ses levées de fonds record (elle a jusqu’à présent levé un total de 680 M$ en cinq tours de financement) et ses ambitions. Cosmétiquement invisible, l’implant de Neuralink utilise 1024 électrodes réparties sur 64 fils ultra-fins qui nécessitent un robot chirurgical pour être mis en place. La multiplication du nombre d’électrodes n’est cependant pas sans poser problème. “Une électronique plus complexe va plus consommer d’énergie, c’est-à-dire qu’elle va chauffer. Le corps humain doit pouvoir l’absorber. La norme veut que l’on ait pas au niveau de l’implant une élévation de la température supérieure à deux degrés”, explique Guillaume Charvet. Neuralink vise d’abord le traitement des troubles neurologiques (la société a annoncé en mai 2025 qu’elle avait implanté avec succès son ICM sur une troisième personne, aphasique et atteinte de la maladie de Charcot) mais Elon Musk ne fait pas mystère de ses ambitions eugénistes, déclarant vouloir “augmenter” l’intelligence des humains et leur permettre d’accéder à des fonctionnalités supplémentaires (plus de mémoire, vision infrarouge et UV, etc.). Precision Neuroscience, la jeune première Fondée en 2021 (notamment par le neurochirurgien Benjamin Rapoport, qui figurait dans l’équipe des fondateurs de Neuralink), Precision Neuroscience a levé fin 2024 100 M$, elle est désormais valorisée à un demi-milliard de dollars. Son implant (un réseau de surfaces corticales haute résolution appelé Layer 7 Cortical Interface) est présenté comme peu invasif. Il est destiné aux personnes souffrant de troubles neurologiques et a déjà été testé sur 27 patients ayant subi une neurochirurgie. Precision Neuroscience a obtenu en avril 2025 la désignation de dispositif révolutionnaire de la FDA et vise cette année la commercialisation de son premier dispositif. Tout comme Synchron et Neuralink, la société s’intéresse d’abord aux personnes atteintes de paralysie mais veut étendre sa feuille de route au traitement de troubles neurologiques, comme le trouble obsessionnel-compulsif (TOC) et la dépression. Les défis technologiques qu’il reste à franchir Si les interfaces cerveau-machine ont fait ces dernières années de spectaculaires progrès (cf la très populaire vidéo de Neuralink dans laquelle un patient tétraplégique joue aux échecs en guidant le mouvement de ses pièces par sa seule pensée), l’arrivée sur le marché de ces solutions risque encore de prendre quelques années. “Les temps de développement d’un dispositif implantable sont toujours très longs. Pour un nouveau pacemaker ou un neurostimulateur, il faut compter 7 à 10 ans”, confirme Guillaume Charvet, pour qui le principal défi consiste à “rendre ces ICM beaucoup plus faciles d’utilisation. Elles doivent notamment pouvoir être utilisées en autonomie par les patients dans le cadre de leur vie quotidienne. Pour y parvenir, nous devons développer des systèmes portables, ergonomiques et autonomes en énergie. De plus, il faut pouvoir créer facilement les modèles d’IA capables de décoder l’activité cérébrale et de s’adapter à son évolution au fil du temps. Des algorithmes doivent permettre cet ajustement, cela fait partie des sujets sur lesquels nous travaillons au CEA. Ce sont des éléments clés pour permettre l’acceptabilité de ces technologies par les patients”. S’agissant des algorithmes permettant l’adaptation de l’ICM dans le temps, Tristan Venot relève que, pour les solutions les moins invasives, “le défi technologique est double : le signal est extrêmement bruité et des algorithmes puissants doivent pouvoir enlever ce bruit. Nous avons également le problème de la reconstruction des sources. Comme il y a moins de capteurs et qu’ils sont placés plus loin, il est plus difficile de savoir de quelle zone a été émis le signal. Une problématique plus large, et qui touche toutes les ICM, conclut-il, est le manque de données permettant d’entraîner les modèles”. Pour aller plus loin Les acteurs à suivre Synchron Société étrangère non immatriculée au RCS Accès à la fiche entreprise Precision Neuroscience Société étrangère non immatriculée au RCS Accès à la fiche entreprise Neuralink Société étrangère non immatriculée au RCS Accès à la fiche entreprise CORTICO Association Accès à la fiche entreprise ONWARD Medical Société étrangère non immatriculée au RCS Accès à la fiche entreprise Les personnes à suivre Elon Musk CEO et co-fondateur Accès à la fiche entière Les Articles à lire Un homme tétraplégique contrôle un bras robotique grâce à une ICM s’appuyant sur l’IA L’Institut du Cerveau accompagne deux projets via son dispositif NeurAL Neuralink implante avec succès son interface cerveau-machine sur un patient atteint de SLA INBRAIN Neuroelectronics lève 50 M$ ONWARD Medical lance une augmentation de capital de 40 M€ ONWARD Medical accède au marché américain ONWARD Medical obtient les droits exclusifs de la technologie d’interface cerveau-machine du CEA Twitter LinkedIn Email