Laurent Habib (AACC) : « Il faut instituer une vraie culture de l’immatériel au cœur des politiques publiques »

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Laurent Habib, président de l’AACC, par ailleurs président fondateur de l’agence Babel, estime qu'une évolution culturelle globale est indispensable : plus qu'une nouvelle mesure particulière en faveur du secteur, c'est un changement profond et structurel en faveur des actifs immatériels (marques, brevets, expertises, culture d'entreprise...) qui permettront de relancer à la fois l'économie des médias et de la communication et celle du pays.  
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10 Propositions pour relancer le secteur des médias et de la publicité
 
La crise publicitaire et économique liée à la Covid-19 a aggravé les difficultés des médias, régies et agences. Nous avons demandé à 10 personnalités du secteur de présenter une proposition pour améliorer les pratiques et recréer de la valeur. 
 
Ici Laurent Habib, président de l’AACC.


 

Depuis la crise du Covid-19, l’AACC et ses partenaires du monde de la communication et des médias ont envisagé beaucoup de mesures pour soutenir les médias et la publicité. Nous avons abouti à une proposition qui a été refusée par les pouvoirs publics : il s’agissait du CICOM – le Crédit investissement communication -, un mécanisme d’allégement fiscal lié à l’investissement dans la communication.

Était-il vraiment possible d’imaginer que les pouvoirs publics nous suivent sur cette mesure ? Je vois trois difficultés au dispositif que nous avions proposé. Premièrement, les allégements d’impôts sont toujours mal vus par Bercy, à juste titre d’ailleurs, puisque la succession d’allègements d’impôts finit par créer un labyrinthe règlementaire et des biais notables. Deuxièmement, en voulant favoriser l’investissement dans la communication, on risque de renforcer la prédominance des acteurs de l’économie digitale, sauf à créer des conditions préalables sur l’origine des entreprises de communication bénéficiaires, françaises ou européennes. Là encore, on risque de multiplier des biais.

La troisième raison est la plus importante. Aujourd’hui, il est impossible pour un pouvoir politique de défendre la publicité. La publicité n’est plus perçue, dans l’opinion de notre pays, comme un secteur économique vertueux, si bien que toute mesure visant à défendre la publicité sera vécue comme illégitime. Le seul argument qui reste acceptable est celui de la défense des médias – c’est-à-dire, en réalité, la défense d’une petite partie du rôle de la communication dans notre écosystème, puisque l’investissement média ne représente que 12 milliards sur les 33 milliards d’euros de dépenses globales de notre économie.

Préserver les revenus publicitaires des médias reste, selon moi, le meilleur moyen pour les défendre. Malheureusement, on a condamné cette vision en Europe, en considérant que les médias devaient trouver d’autres sources et formes de revenus : défense des droits d’auteurs, rémunération de l’audience, rémunération des contenus, ou encore recherche de revenus qui s’appuient sur leur connaissance fine de leurs audiences.

 

 

« Nous sommes entrés dans l’ère économique de la dématérialisation (…), or nous n’avons pas encore dans notre pays une vraie culture de l’importance des actifs immatériels : brevets, talents, culture d’entreprise et marques »

 

 

En réalité, pour comprendre véritablement le rôle de la communication dans l’économie d’aujourd’hui et de demain, il faut prendre le sujet à la racine. Nous sommes entrés, depuis une trentaine d’années, dans une nouvelle ère économique. Le fait qu’on la nomme « ère numérique » ou « ère digitale » a introduit un prisme qui déforme son analyse. Car ce qui caractérise cette économie n’est pas tant la digitalisation, le développement des technologies numériques ou l’usage des algorithmes, que la dématérialisation, autrement dit l’avènement de l’immatériel comme principale source de création de valeur.

Sous l’effet de la mondialisation (et donc, de l’affaiblissement des coûts du travail et de la production), les gisements de création de valeur se sont en effet déplacés du « matériel » – les matières premières, les machines, les produits manufacturés, etc. – à « l’immatériel » – les données, le design, les savoir-faire, etc. Or, nous n’avons pas encore, dans notre pays, une vraie culture de l’importance de ces « actifs immatériels » – brevets, talents, culture d’entreprise, et bien entendu les marques – qui sont en fait au cœur de la résilience de notre économie.

Ce constat peut paraître étrange, mais il est lié à des facteurs culturels, notamment la culture de nos élites – ingénieurs et technocrates. Il est également lié à une histoire qui fait de l’industrie le fer de lance de l’identité économique européenne. Il est enfin lié à la désorganisation des acteurs de l’industrie culturelle et de la communication, qui sont les principaux acteurs et promoteurs de l’économie de l’immatériel.

La caractéristique du secteur de la communication est en effet d’être fortement partialisée : les agences de création ne sont pas les mêmes que les agences d’achat d’espace, qui elles-mêmes se sentent différentes des agences de design, qui elles-mêmes ne se reconnaissent pas dans les agences événementielles. Elles-mêmes ne voient pas leur lien avec les régies médias, qui elles-mêmes se sentent différentes des métiers de la culture ou encore de la production audiovisuelle, qui elles-mêmes ne se reconnaissent pas de lien avec les métiers de la production événementielle, eux-mêmes méconnaissant l’importance des imprimeurs…

Bref, nous sommes des centaines de métiers, des centaines de milliers d’emplois dont la fonction est de préserver et de faire fructifier le capital immatériel des entreprises et qui ne se reconnaissent pas, ensemble, dans une véritable unité. Nous sommes donc faibles dans notre porte-parolat, faibles dans nos revendications, faibles dans la visibilité des points sur lesquels nous pourrions faire la différence. Et nous passons à côté de la défense commune de nos secteurs.

 

 

« Cette force de l’immatériel qui est le moteur de notre économie n’est aujourd’hui ni défendue, ni protégée »

 

 

Pour aborder la question du rôle économique et social de la communication à sa source, il faut donc rappeler qu’à l’ère numérique, la valeur vient essentiellement de l’immatériel, c’est-à-dire de l’histoire (et même de la nostalgie qui nourrit le vintage), de la culture, de la création, de la créativité, des auteurs, des idées qui germent au sein des entreprises et des organisations. Ces mécanismes de création de valeur sont difficiles à cerner, à identifier et à mesurer. C’est précisément le métier des acteurs de la communication qui, en les mettant en scène, en leur donnant de la cohérence, de la singularité et de l’importance, viennent apporter des récits à la matière et de la valeur aux choses.

Or, cette « force de l’immatériel » qui est le moteur de notre économie, n’est aujourd’hui ni défendue, ni protégée. Bien sûr, la France a su, par exemple, protéger son cinéma, grâce aux politiques initiées sous la présidence de François Mitterrand et la création de statuts pour les auteurs et les métiers de cinéma. Mais l’exception française en matière de cinéma n’est pas généralisable à la culture, et encore moins à l’immatériel. On le voit notamment avec la fragilisation de la création théâtrale, aujourd’hui à l’agonie après la crise du Covid-19. Ou bien avec les difficultés rencontrées par le secteur de l’édition.

Mais cette fragilité structurelle se retrouve également dans la publicité où, derrière les deux grands groupes Havas et Publicis, se cache une kyrielle de petites entreprises, voire de micro-entreprises, qui n’ont pas de véritable statut qui leur permettrait de défendre leur rémunération, leur relation avec leurs clients, et de se protéger d’une baisse tendancielle de la valeur.

 

 

« Il ne s’agit pas d’une mesure spécifique à prendre, mais d’une révolution culturelle à mener »

 

 

Si l’on veut défendre ces métiers, il faut bien comprendre qu’il ne s’agit pas d’un simple combat corporatiste. Il ne s’agit pas de seulement de sauver les agences et les emplois d’un secteur. Il s’agit de prendre conscience de la valeur de l’immatériel dans notre économie, et de basculer toutes les mesures de manière à en renforcer toutes les dimensions : protéger la création, les droits d’auteurs, l’économie culturelle historique face à l’économie digitale, créer des barrières pour protéger les médias traditionnels face à l’envolée des GAFA, protéger les intermittents, financer la culture, financer le soft power dans l’économie, accorder de l’importance aux soft skills dans les formations, créer des cultures d’excellence dans le domaine de la culture et de la créativité, identifier les talents et les garder en France, etc.

On le comprend, il ne s’agit pas d’une mesure spécifique à prendre, mais d’une révolution culturelle à mener. Il faut instituer une vraie culture de l’immatériel au cœur des politiques publiques. C’est elle qui rendra possible cette « relance » de l’économie que nous espérons tous. Et, soit dit en passant, c’est elle aussi qui favorisera la transformation de nos modes de production et de consommation vers plus de frugalité, de durabilité, plus de respect pour le travail accompli et ceux qui l’ont accompli, car le souci de l’immatériel s’accompagne nécessairement d’une attention et d’un soin plus grand apportés aux choses et aux gens. Et par voie de conséquence, la publicité et les médias retrouveront un rôle fondamental car nous aurons changé notre système de valeur. Je ne vois à ce jour pas d’autres solutions véritablement efficaces pour l’économie et pour notre secteur.

 

crédit photo: Damien Grenon

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