Datajournalisme (2/3) : la situation dans les rédactions françaises en 2017

En vogue depuis la fin des années 2000, le journalisme de données est un terme fourre-tout qui désigne les interactions entre développeurs informatiques et journalistes. En France et dans la plupart des pays d’Europe, inviter des développeurs dans la rédaction a longtemps été tabou. Les mentalités évoluent et, avec elles, les modes de fonctionnement des rédactions. Après quelques années à tâtonner, plusieurs médias ont mis en place des équipes structurées pour produire du datajournalisme.

OWNI a été la première structure a faire travailler ensemble journaliste et développeurs. La soucoupe a disparu des radars en 2012, mais les expérimentations ont continué. Fin 2011, Le Monde engage un spécialiste, Alexandre Léchenet, pour expérimenter en datajournalisme. Léchenet réalise plusieurs enquêtes, notamment une étude sur les honoraires des médecins, en collaboration avec quelques spécialistes du journal.Publiée en ‘une’ le 10 avril 2012, cette enquête a été très médiatisée.

Au niveau organisationnel pourtant, rien ne se passe. Sur sa fiche de paie, Léchenet est bien “journaliste web”*, mais son travail n’est pas archivé. Pour les chefs de rubrique de l’époque, seul compte le texte final. Le code informatique utilisé pour collecter et analyser l’information est ignoré. Résultat : quand Léchenet se fait voler son ordinateur portable mi-2012, tout le code écrit pour réaliser l’enquête est perdu. Dommage, car il aurait pu servir pour une mise à jour de l’enquête à peu de frais l’année suivante.

Travail d’équipe

Après quelques années d’essais, le datajournalisme s’est institutionnalisé. Le Monde se dote d’une véritable stratégie de datajournalisme avec Les Décodeurs, créé en mars 2014. L’équipe a un nom, un logo, un URL dédié sur le site du Monde et un compte Github (le service utilisé par la plupart des développeurs pour stocker leur code source), où elle archive le code et les jeux de données qu’elle utilise. Dans la foulée, Le Parisien a créé L’Atelier en juin 2014 et Libération a lancé SixPlus en juillet 2015, après que Johan Hufnagel a pris les commandes du journal.

Ces trois équipes incarnent trois modèles différents. D’un côté, Les membres des Décodeurs font partie de la rédaction, ils sont tous journalistes (même si plusieurs d’entre eux ont des compétences en programmation) et dirigés par un journaliste.

De l’autre, L’Atelier du Parisien dépend de la direction technique du journal et est dirigé par un chef de projet, qui supervise un journaliste et un développeur. Entre les deux, SixPlus (Libération) est modelé comme une équipe de développement informatique, avec un chef de projets, des journalistes, un développeur et un graphiste, mais dépend du responsable web de la rédaction. Conséquence de ce mélange des genres : l’équipe manque d’autonomie et elle est rapidement devenue une ressource où la rédaction peut puiser, utilisée pour des projets annexes (comme le P’tit Libé) ou comme fournisseur de visuels.

Parce qu’elles possèdent des compétences de développement, ces équipes peuvent créer et faire évoluer des outils adaptés à la rédaction. SixPlus a codé des générateurs de quiz, par exemple, ou de grands formats. L’Atelier a modifié un outil de création de graphiques, Datawrapper, pour les besoins de la rédactions. Le meilleur modèle en la matière reste Le Temps, à Lausanne, où l’équipe “data” tient à jour et en open source sa “boîte à outils”. labs.letemps.ch/toolbox/

Certaines rédactions ont commencé à faire travailler ensemble journalistes et développeurs informatiques au sein de leurs équipes d’infographie, sans chercher à créer de nouveau centre de compétences. C’est le cas des Échos Graphiques, où deux infographistes sachant coder complètent une équipe de chercheurs de données et de graphistes travaillant au service des journalistes de la rédaction.

Dans les rédactions qui n’ont pas d’équipe de datajournalisme institutionnalisée, on trouve de plus en plus souvent des profils hybrides, le plus souvent des journalistes qui ont appris à coder par eux-mêmes. Parfois, ces datajournalistes solitaires disposent de leur propre espace sur le site du journal, comme Vincent Lastennet au Télégramme de Brest, qui anime la section Dataspot.

Des agences pour combler les lacunes

Comme ce fut le cas dans les années 1990 avec l’infographie, et plus tôt encore avec la photo, des agences ont été créées pour combler les déficits de compétences des rédactions en journalisme de données. Nous avons créé Journalism++ en 2011 (fermé au printemps 2017) http://blog.nkb.fr/things-learned-jpp et des anciens de Libération et Terra eco ont fondé WeDoData la même année. Même si ces agences ont réalisé de nombreuses commandes pour des rédactions, le gros de leur chiffre d’affaires vient de la communication institutionnelle ou des activités de formation.

Une agence, Ask Média, a été créée en très grande proximité avec un média (Le Parisien Magazine), mais elle reste autonome, à la différence de ce qu’on fait à l’étranger des groupes comme Tagesspiegel. Plus de cinq ans après leur création, ces agences peinent à se développer. Ask Média et WeDoData dépassent à peine le demi-million d’euros de chiffre d’affaires, une tendance stable, mais qui n’offre pas de perspectives plus ambitieuses. A titre de comparaison, Idé, une agence d’infographie, avait un chiffre d’affaires dix fois plus important lors de son dernier exercice.

Après un long temps d’hésitation (2010-2014), les rédactions françaises ont pris le virage du datajournalisme, même si elles cantonnent souvent les équipes nouvellement créées à une mission d’accompagnement. Dans l’éventail des possibles ouvert par les données structurées, les médias français restent encore timides.

 Nicolas Kayser-Bril

 *Contrairement à ce qui était écrit dans une première version, la fiche de paie d’Alexandre Léchenet au Monde n’indiquait pas “documentaliste” mais “journaliste web”.

– A relire, notre premier volet “Datajournalisme (1/3) : dix ans d’expériences en France”, par Nicolas Kayser-Bril, datajournaliste.

– A lire lundi prochain, le troisième et dernier volet – “Datajournalisme (3/3) : les stratégies possibles autour de la donnée structurée”