Accueil > Services bancaires > Paiements > Lionel Jouve (Carrefour) : “On sous-estime la complexité croissante de la chaîne du paiement” Lionel Jouve (Carrefour) : “On sous-estime la complexité croissante de la chaîne du paiement” Comment un groupe mondial de la grande distribution (avec un chiffre d'affaires de 81,2 milliards d'euros en 2021), présent dans plus de 30 pays, s’adapte-il aux mutations continuelles des moyens de paiement ? Quelles sont les priorités du groupe Carrefour pour 2022 ? Tour d’horizon des préoccupations du directeur monétique et moyens de paiement du groupe Carrefour, Lionel Jouve. Par Régine Eveno. Publié le 14 juin 2022 à 15h49 - Mis à jour le 28 janvier 2025 à 15h50 Ressources En tant que directeur monétique et moyens de paiement d’un groupe mondial comme Carrefour, à quels enjeux êtes-vous confronté ? Je citerais cinq points majeurs. En tête de mes préoccupations vient la sécurisation des transactions. On a tendance à l’oublier, mais c’est capital. La carte bancaire est le moyen de paiement le plus utilisé dans nos points de vente et sur nos sites e-commerce. Les fraudes restent notables, non par leur montant mais par leur fréquence. Deuxième enjeu, incontournable dans un monde où l’instantanéité s’est imposée partout : faire en sorte que les moyens de paiement concourent à la fluidité du parcours client. Nous réfléchissons constamment à faire gagner du temps à nos clients : caisses réservées aux cartes bancaires, aux porteurs de carte Pass, notre carte de fidélité. Ce qui m’amène d’ailleurs au troisième point : la fidélité. Les consommateurs ne veulent pas seulement aller vite, ils veulent être reconnus. Notre intérêt est aussi de mieux les connaître. Entamé il y a 20 ans, ce rapprochement entre monétique et marketing s’est accéléré, comme le montre les exemples de WeChat Pay et Alipay en Chine. Un autre impératif s’est imposé avec le confinement et plus encore avec l’inflation : le paiement fractionné. C’est au fond une mise au goût du jour d’une ancienne pratique. Celle qui consistait à échelonner l’encaissement des chèques à certaines dates. Mais dans le contexte des hausses de prix actuels (+4,8 % en France en avril 2022, sur un an, selon l’INSEE, soit la plus forte hausse depuis 1985, Ndlr), les consommateurs plébiscitent cette formule de micro-crédit qui leur permet d’étaler leur dépense. Cette évolution vers le Buy Now Pay Later (BNPL) est à mes yeux une tendance lourde. Et la multiplication des moyens de paiement ? C’est un défi majeur, le cinquième à mes yeux. Nous devons nous adapter à l’évolution, rapide, des moyens de paiement mais avec pragmatisme et prudence. Il est loin le temps où les transactions se réglaient essentiellement en cash. Aujourd’hui, il faut compter sur l’intervention de plusieurs acteurs (prestataires de services de paiement), sur des connexions avec les banques, instantanées et sécurisées. On sous-estime la complexité croissante de la chaîne du paiement. Un des leaders mondiaux du commerce alimentaire comme Carrefour (aussi présent en BtoB, avec Promocash ou Atacadão, et en BtoBtoC, Ndlr), ne peut pas se jeter à corps perdu sur toutes les solutions qui émergent. Ce sont des investissements notables. C’est un simple exemple, mais si vous voulez changer l’imprimante de ticket de caisse, vous devez multiplier la facture par le nombre de vos points de ventes (il en existe 12 000 au total au sein du groupe Carrefour). Sur le web, sur mobile, sans contact… Depuis 20 ans, les moyens de paiement ont connu d’importantes mutations. Comment prendre en compte tous ces changements ? En 20 ans, le modèle traditionnel a échappé aux acteurs “nativement” en charge des moyens de paiement. En 1959, American Express lançait la première carte bancaire en plastique. En 1998, PayPal, devenu le leader du paiement en ligne, naissait aux Etats-Unis. Jusqu’alors nous avions en face de nous des acteurs qui entraient naturellement dans notre sphère de fonctionnement. Ce n’est plus vrai aujourd’hui. Tout cet écosystème s’est retrouvé chamboulé par l’irruption de nouveaux acteurs. Des Alipay, Apple Pay, Google Pay… Cela nous demande à nous, commerçants, une plus grande adaptabilité, pour faire face à une accélération des mutations et à l’évolution des interlocuteurs et des technologies. Quels sont vos chantiers prioritaires pour 2022 ? La fluidité du parcours client au moment du passage en caisse ? Le paiement en mobilité ? Un de nos axes majeurs porte sur la fluidité du parcours client. Nous avons lancé en novembre 2021 le premier Carrefour Flash, rue Parmentier à Paris qui permet de faire ses courses sans scanner les produits en moins de 10 minutes. Le checkout a été travaillé de manière globale avec les capteurs, installés sur les rayons, qui permettent de savoir ce que vous avez mis dans le panier. Le paiement proprement dit correspond à une partie du process. Nous réfléchissons pour faire en sorte que, quel que soit le cas de figure (formats urbains ou magasins de périphérie par exemple), le checkout ne soit plus un point de blocage. Il faut prendre en compte différentes contraintes : comment capter les articles pour des gros chariots, dans des grandes surfaces ? Comment faire coexister plusieurs systèmes d’encaissement (caisses traditionnelles, automatiques, avec douchette dans le cas du Scan & Shop etc…). Sans compter la couverture Wifi, indispensable pour tous les points de vente. De plus en plus d’enseignes offrent à leurs clients la possibilité de payer sur le point de vente, auprès des vendeurs eux-mêmes, équipés de terminaux mobiles. Testez-vous cette formule ? Oui. Carrefour y travaille dans différents pays. Nous testons en France ce qu’on appelle des Smart POS, des terminaux de paiement intelligents. A la différence des lecteurs de carte bancaire “classiques” collés aux caisses, ces terminaux se présentent sous la forme d’une tablette, ils sont dotés d’applications multiples (Android – iOS) et sont capables d’effectuer des opérations diverses (reconnaître des cartes de fidélité, accepter des coupons, scanner des codes-barres, enregistrer des colis à la réception, etc.). Ils peuvent par exemple vous permettre de payer sans contact avec votre téléphone mobile en l’apposant sur la tablette. A plus long terme, pensez-vous que les cryptoactifs peuvent s’imposer dans le commerce ? Carrefour a déjà mis un pied dans le métavers et les cryptomonnaies. En janvier 2022, le groupe a fait l’acquisition d’un terrain virtuel dans le métavers de The Sandbox situé au 33,147. Depuis, nous avons lancé NFBEE Supermarket, l’opération de soutien à la préservation des abeilles qui se traduit par la vente de NFT (jetons non fongibles), des abeilles virtuelles, dessinées sur ordinateur et appelées NFBEEs (Bee pour abeille). Cette action en faveur de la biodiversité, menée dans le cadre de nos engagements Act For Food, nous permet de collecter des fonds en cryptoactifs (1 NFBEEs = 5 Sand =15 euros) pour les reverser à la Fondation de France qui œuvre pour la biodiversité (via Beefund). Quel accueil le consommateur réserve-t-il aux NFT ? Notre but est double : continuer à sensibiliser nos clients à la biodiversité et en second lieu de familiariser le grand public avec cette nouvelle technologie. Le succès est au rendez-vous. Nous venons de lancer deux adjudications (drops). Et toutes les NFBEEs mises en vente ont été écoulées. Est-ce que les consommateurs vont pour autant se précipiter pour acheter leur lait dès demain en cryptomonnaies ? Il ne faut pas s’attendre à un raz de marée crypto à nos caisses. Mais tout ce qui accompagne les cryptomonnaies, cette nouvelle vague de technologies liées à la blockchain (Web 3.0, NFT, métavers) va avoir un impact positif sur les échanges financiers et les transactions. Elle va donner naissance à une “finance décentralisée”, ce que recouvre le nouvel acronyme de “DeFi”. Sur le fond, une petite anecdote personnelle suffit à résumer la problématique : il y a trois ans, j’ai bu un café payé en crypto. La transaction coûtait plus cher que le café ! C’est dire s’il reste à faire du point de vue d’un retailer. Le paiement sur téléphone mobile a-t-il plus d’avenir ? Nous travaillons beaucoup sur le sans contact. On accepte un certain nombre de wallets (portefeuilles mobiles), que ce soit Apple Pay, Google Pay, Samsung Pay. Mais la part des téléphones mobiles et du sans contact dans la monétique reste encore faible bien qu’en croissance. Les wallets sont encore loin de détrôner la bonne vieille carte bancaire plastique. Malgré une progression pendant la période du Covid, certains consommateurs craignent toujours la fraude au sans contact sur leur mobile et cela malgré la généralisation de l’authentification forte. Est-ce que le fait que vous vendiez des produits alimentaires (fréquence d’achat régulière mais faibles montants) présente des contraintes particulières par rapport à des enseignes non alimentaires par exemple ? Dans nos magasins, dans les centres commerciaux notamment, nous avons une clientèle qui vient chez nous pour prendre rapidement son repas de midi, en payant parfois avec des titres déjeuner (chèque ou carte déjeuner). Dans cet univers très challengé du snacking, Carrefour a construit des parcours client courts et optimisés pour que les consommateurs se nourrissent sainement, sans perdre de temps et puissent revenir tous les jours chez nous. La distribution automatique se développe (pizza, snacking…). Comment l’intégrer à votre stratégie ? Qu’il s’agisse d’un automate ou d’un distributeur automatique, au bout du compte, c’est toujours un boîtier qui capte les informations de la carte bancaire. Nous devons nous adapter à cet environnement protéiforme. Mais ces systèmes multiplient les canaux de vente, créant des contraintes supplémentaires. Les pompes à essence par exemple répondent à des règles spécifiques en termes d’autorisations. Avant de pouvoir faire le plein, on prend l’empreinte de votre carte bancaire afin de sécuriser le paiement. Le tout sans réelle transparence pour le client qui se trouve parfois bloqué parce qu’il dépasse les plafonds autorisés ! Disposer d’une filiale bancaire (Carrefour Banque) constitue-t-il un atout ? En effet, c’est un véritable atout lorsque cette filiale bancaire propose, à la fois une carte de fidélité et une carte de paiement comme c’est le cas avec la Carte Carrefour Pass,. Celle-ci nous permet de proposer des services financiers à nos clients encartés (facilités de paiement, produits d’épargne, d’assurance…) et d’avoir une meilleure connaissance client. Nous pouvons personnaliser nos offres tout en récompensant la fidélité. Pour mémoire, Carrefour respecte scrupuleusement le règlement européen sur la protection des données (RGPD appliqué depuis mai 2018), qui impose à tout marchand dans la zone européenne à ne pas conserver ou communiquer des données personnelles. De plus, l’industrie de la monétique mondiale a développé un système de tokenisation (attribution d’un numéro unique par porteur de carte et par marchand) pour ne plus faire apparaître les 13 chiffres de la carte bancaire. Ces deux éléments ont eu un impact puisque l’enseigne a perdu une source stratégique de data sur le comportement de ses clients. C’est protecteur pour nos données personnelles mais cela limite nos offres de personnalisation. Grâce à la carte fidélité et l’accord (opt-in) donnée par son porteur, Carrefour peut tisser une connaissance plus fine des besoins de son client. Plusieurs textes sont en discussion à Bruxelles qui devraient une nouvelle fois modifier le paysage de la finance numérique. Ils portent les noms de MiCA (règlement des marchés de cryptoactifs) et de DORA (règlement sur la résilience opérationnelle numérique du secteur financier). Leur adoption aura-t-il un impact sur votre activité ? Nous serons indirectement touchés. Mais c’est une question suivie par l’Association Française des Trésoriers d’Entreprise (AFTE) dont je fais partie. Les Américains poussent à l’adoption de (leurs) cryptoactifs. Les Européens sont en faveur d’une régulation et mettent en avant les risques de spéculation comme Christine Lagarde, présidente de la Banque centrale européenne. Certes, il est nécessaire d’informer le public de façon à casser les clichés. Le premier, tenace, réside dans la croyance qu’investir dans les cryptoactifs assure des gains illimités et sans risques ; c’est faux et dangereux. De même, penser que ces opérations permettraient d’effectuer des transactions intraçables (type blanchiment), c’est ignorer les mécanismes de la blockchain. Pour conclure, le monde du paiement se réinvente tous les jours. Carrefour, à travers ses équipes, se mobilise pour suivre ces évolutions afin de faciliter la vie de ses clients. Ce contenu a été rédigé par la rédaction de mind Retail, service de market intelligence du secteur retail. Régine Eveno cryptoactifpaiement en lignepaiement en magasin Besoin d’informations complémentaires ? Contactez le service d’études à la demande de mind