Accueil > Services bancaires > Paiements > Christian Pirkner (Empsa) : “EPI arrivera bien trop tard sur le marché européen du paiement” Christian Pirkner (Empsa) : “EPI arrivera bien trop tard sur le marché européen du paiement” Christian Pirkner préside la European Mobile Payment Systems Association (Empsa), qui regroupe treize solutions de paiement européennes parmi lesquelles l’Espagnole bizum, l’Italienne Bancomat, la Belge Bancontact ou encore la Suédoise Swish. Pour promouvoir la souveraineté des paiements en Europe, il plaide pour l’interopérabilité entre les solutions domestiques et critique l’approche d’EPI, visant à créer une nouvelle marque et de nouveaux produits paneuropéens. Par Aude Fredouelle. Publié le 11 septembre 2023 à 17h42 - Mis à jour le 28 janvier 2025 à 15h48 Ressources Vous présidez depuis février 2022 l’EMPSA, une organisation qui œuvre à l’interopérabilité entre les solutions de paiement domestiques en Europe. Pouvez-vous présenter sa vision ? Je suis entré à l’Empsa en qualité de président du groupe Bluecode, un système de paiement mobile créé en 2017 et désormais en production en Autriche et en Allemagne. Il est similaire à des services de paiement domestique comme le Danois MobilePay, le Suédois Swish ou le Suisse Twint, qui permettent de payer par QR code, de réaliser des paiements in-app et e-commerce, etc. L’opération se fait directement depuis le compte bancaire de l’utilisateur, sans passer par une carte bancaire et un scheme. Nous fédérons un réseau d’environ 400 banques, émettrices et acquéreuses, et toutes peuvent nous rejoindre. Bluecode ne facture pas de commission de scheme et ne le fera jamais. Par ailleurs, en tant que plateforme purement technologique, nous ne récupérons aucune donnée sur les utilisateurs ou les marchands. Notre spécificité, c’est aussi que nous avons bâti Bluecode de manière à pouvoir intégrer la solution n’importe quelle application, chez les banques comme chez les marchands – nous en comptons 25 000 dans notre réseau. Cela leur permet de conserver le parcours client. J’ai vécu à San Francisco où j’ai créé deux start-up tech, mais je ne viens pas du monde du paiement. Les start-up se positionnent là où le format change, comme avec le streaming pour la musique puis la vidéo, deux formats sur lesquels j’ai travaillé par le passé. Et la question reste la même : qui gère le parcours client ? Celui qui le détient gagne le client et donc le business. Dans le paiement, le format de la carte plastique est en train de basculer vers le téléphone. Qui va gagner le parcours client ? C’est le moment pour les banques européennes de le saisir. C’est d’autant plus important que le paiement montre les préférences des utilisateurs plus directement que tous les autres cas d’usage. L’objectif est donc de donner à l’Europe une chance de créer une solution de paiement mobile. Quand nous avons lancé Bluecode, nous avons appris à connaître d’autres schemes domestiques qui ont déjà eu un certain succès pour capter la relation client. Notre vision, c’est que tous les Européens devraient avoir la possibilité d’utiliser leur solution domestique de paiement partout en Europe. L’Empsa, créée il y a deux ans et demi, réunit donc plusieurs solutions de paiement domestiques, comme Twint, iDeal, MobilePay… Cela représente 13 systèmes de paiement et près de 100 millions d’utilisateurs. L’Empsa regroupe treize systèmes de paiement européens Contrairement à Bluecode, toutes ces solutions sont détenues par des banques. Donc bien sûr, les banques suisses par exemple, qui détiennent Twint, n’ont pas les ressources ou la volonté d’amener Twint dans de nombreux autres pays. Il en va même pour les autres solutions. Nous sommes les seuls financés par des acteurs privés, à savoir trois family offices. En Espagne, par exemple, bizum est utilisé par plus de 20 millions de personnes, soit un tiers de la population. Dans les pays nordiques, Swish couvre plus de 85 % de la population. Twint compte 5,4 millions d’utilisateurs, soit plus de 60 % du marché suisse… Nous avons discuté ensemble et nous constatons que pour atteindre de tels niveaux, il faut compter entre 7 et 15 ans de travail et des centaines de millions d’euros d’investissement. Parmi les 13 systèmes de paiement, certains n’ont pas réussi à toucher d’utilisateurs pendant les trois à cinq premières années. Il est impossible de réussir en ne proposant que du paiement : il faut offrir certains services meilleurs que l’existant, sur des cas d’usage précis, et coordonner tous les émetteurs et acquéreurs de la région, sans quoi le réseau n’est pas assez dense. Ensuite, au bout de six à huit ans, la solution commence à se développer. Il faut donc capitaliser sur les solutions existantes puis s’assurer que commercialement, légalement, mais surtout techniquement, une solution peut permettre de payer dans le réseau d’une autre. Certaines solutions de paiement sont utilisées par plus de 70 % de la population dans leur marché local L’objectif est donc de créer le roaming du paiement, comme pour la téléphonie. C’est la solution la plus pragmatique et la plus rapide, car chaque acteur a beaucoup investi dans son pays domestique pour asseoir sa solution. Il faut continuer à développer ces services, et non pas les démanteler pour recommencer de zéro. Au lieu de fermer toutes les solutions domestiques pour recréer une solution paneuropéenne, comme veut le faire EPI, l’idée est de travailler ensemble pour faire fonctionner chaque solution partout en Europe. Concrètement, comment travaillez-vous sur l’interopérabilité ? Nous avons créé des groupes de travail, dont un groupe technique rassemblant tous les CTO. Nous nous sommes penchés sur les APIs, les flux de paiement, les flux de données, etc., et nous avons créé des spécifications pour un QR code, ainsi que pour des messages entre schemes. Au bout d’un an et trois mois, nous avons bâti une plateforme qui “traduit” d’un scheme à l’autre. Par exemple, si je vais en Italie, le commerçant montre un QR code sur le terminal de Bancomat Pay. Avec l’application Bluecode, je peux le scanner pour réaliser la transaction. Avec l’application Twint, qui ne comprend pas le QR code italien, cela l’envoie via notre API, qui détecte qu’il s’agit d’un QR code italien et adresse à l’application Twint du payeur une demande de confirmation de paiement. Il n’y a pas à accepter de nouvelles conditions d’utilisation et le parcours client ne change pas. Techniquement, nous sommes donc parvenus à relier tous les réseaux des différents pays, sans modifier aucun des systèmes. Sur le volet réglementaire, nous travaillons avec le cabinet d’avocats Freshfields, qui a des bureaux partout en Europe, pour créer le cadre juridique. L’élément primordial, c’est que l’émetteur du scheme de paiement a besoin d’accorder une garantie de paiement à l’acquéreur, de l’autre côté. Par exemple, si un Italien se rend à Vienne et réalise un paiement, Bancomat devra garantir le paiement à Worldline, qui est l’acquéreur de Bluecode. Et il n’y a pas besoin d’un nouveau contrat pour l’utilisateur, puisque les schemes se sont mis d’accord sur l’interopérabilité. Est-ce en production ? C’est en production pour le triangle Bancomat-Twint-Bluecode, mais pas pour tous leurs utilisateurs. Cela concerne 2 000 personnes qui effectuent des paiements dans ces pays. Nous animons des task forces, notamment pour le P2P, l’e-commerce, et nous construisons autour des frameworks. Mais nous cherchons une masse critique de schemes locaux pour accélérer. Nous en avons trois, et nous en visons quatre ou cinq avant une véritable mise en production, probablement en 2024. Pourquoi Paylib ne fait pas partie de l’Empsa ? Nous avons eu des discussions il y a quelques années, mais je pense que le projet EPI était déjà dans les tuyaux. A ses débuts, il comptait une trentaine de banques, dont des polonaises, des espagnoles, des italiennes, et avec un noyau fort en France. Et dès le départ, la stratégie consistait à dire que chacun abandonnerait sa solution domestique et investirait pour en créer une nouvelle. Mais cela ne convenait pas à certains pays, où les acteurs avaient déjà investi des centaines de millions d’euros dans leur solution. Résultat : la Pologne s’est retirée, puis l’Espagne, et enfin l’Italie. Mais la France, où est né le projet, est bien sûr restée. J’ai toujours senti qu’il était difficile de discuter de ce sujet stratégique avec les institutionnels français, et c’est dommage. Il faut lancer un dialogue sur l’interopérabilité. Pourquoi privilégier l’interopérabilité plutôt qu’une solution unifiée comme EPI, dont l’objectif, poussé par la Commission européenne, est de créer un vrai leader capable de concurrencer les solutions américaines ? Je viens de la tech et je connais bien les plateformes américaines. Lorsque l’on se positionne sur un changement de format, le principal actif pour réussir est le time-to-market. Le premier arrivé a des chances de gagner et chaque mois compte. En Europe, en ayant déjà 13 systèmes avec près de 100 millions d’utilisateurs, il faut en profiter, d’autant que les Américains sont actifs. Il n’y a qu’à regarder Apple Pay, Google Pay, PayPal… Utilisons ce qui existe. Swish est connu par plus de Suédois qu’Ikea ! Nous réunissons des champions européens du paiement. Il ne faut pas les condamner, mais les célébrer et les aider à se développer. L’Europe a déjà perdu les batailles de la musique, de la vidéo, des messageries, de l’IA… La seconde raison, que j’ai déjà évoquée, ce sont les coûts. Je ne parle pas ici des coûts de construction d’une technologie. Ce qui coûte cher, c’est de convaincre des milliers puis des millions de marchands de signer avec vous puis de persuader les consommateurs d’utiliser votre solution. Si vous avez déjà des milliards de transactions, avec des utilisateurs ayant accepté vos conditions d’utilisation, c’est complètement fou d’abandonner ça. La troisième raison de choisir l’interopérabilité, c’est parce qu’il faut faire mieux que les alternatives sur quelques cas d’usage, en ciblant des spécificités locales. En Suisse, Twint a triomphé en solutionnant des problèmes locaux. Parmi eux, il y a la gestion des parkings. Si on quitte plus tôt son stationnement, l’argent déjà versé est perdu. Avec Twint, on peut se faire rembourser la part du service non utilisée. Cela peut sembler anecdotique, mais cette innovation touche des millions de personnes. Elle a vu le jour grâce aux équipes sur place, en lien avec les utilisateurs et les municipalités, et c’est à ce moment-là que le produit a décollé. Apple Pay propose aussi une très bonne expérience, et il faut donc rivaliser. Si on repart de zéro, il va d’abord falloir se heurter au fameux problème de l’œuf et de la poule. Au début, il n’y a pas assez d’émetteurs et d’acquéreurs, mais ces derniers attendent des utilisateurs pour être convaincus. Ensuite, il n’y aura pas d’adaptations locales, car la solution sera paneuropéenne. On ne gagne le paiement que localement. Si on abandonne cela, on ne propose pas mieux qu’Apple qui ne peut pas construire une solution dédiée à l’Espagne ou à l’Italie. Nous sommes en mesure de le faire. EPI a annoncé en avril 2023 le rachat de Payconiq et iDEAL, tous deux membres de l’Empsa. Quel impact cela va-t-il avoir sur vos projets ? C’est Payconiq qui a été racheté [fournisseur de solutions de paiement basé au Luxembourg, par qui passe notamment iDEAL aux Pays-Bas, Bancontact Payconiq Comany en Belgique et Payconiq au Luxembourg, Ndlr], et non pas la société Bancontact Payconiq, qui est membre de l’Empsa.Concernant iDEAL, l’opération n’est pas encore finalisée mais quand elle le sera, la société n’existera plus et ne fera donc probablement plus partie de l’Empsa. Comment voyez-vous l’Empsa s’articuler avec EPI ? La question se pose aujourd’hui. Il y a l’Empsa, avec plusieurs systèmes domestiques existants. Et ensuite, il y a EPI, représentée par l’Allemagne, la France, la Belgique, et les Pays-Bas. Que va-t-il se passer ? Plusieurs membres de l’Empsa seraient prêts à commercialiser leur technologie, puisqu’il n’y a pas de raison de reconstruire une autre solution QR code. Il y a deux manières de voir les choses. Si EPI sort effectivement un produit P2P en 2024 et e-commerce en 2025, il n’y a pas de raison qu’il ne rentre pas dans notre réseau, d’autant qu’il aura probablement enrôlé peu de marchands. Cela lui serait donc bénéfique. Jusque-là, Martina Weimert [CEO de l’EPI, Ndlr] a cependant affirmé à de nombreuses reprises que l’interopérabilité n’est pas la bonne solution. Son objectif est de lancer EPI dans quelques pays dans un premier temps puis de déployer le service dans toute l’Europe. De mon point de vue, soit nous collaborons et il s’agira d’une très bonne chose, ou alors nous observerons plusieurs stratégies différentes mises en œuvre et nous verrons comment cela évolue. Comment voyez-vous les travaux sur l’euro numérique ? Pour moi le sujet est similaire à celui d’EPI. Si vous présentez un nouvel instrument de paiement, les problèmes seront les mêmes. Cela prendra des années à développer et il faudra faire mieux que les alternatives. Une approche consisterait à créer l’euro digital de zéro : construire le wallet, les cas d’usage, créer un réseau d’acceptation et essayer de gagner la bataille du paiement. Une autre vision serait d’ajouter l’euro digital comme source de paiement au sein des solutions domestiques existantes – les 13 membres de l’Empsa et leurs 100 millions d’utilisateurs. Après une authentification, il serait possible de payer via son système de paiement domestique avec l’euro numérique. Et le marchand serait un client Bancomat ou Swish par exemple, et n’aurait pas besoin de rejoindre un nouveau système. Entre l’Empsa, qui est composée de treize systèmes interopérables, EPI et le régulateur qui souhaite créer un nouvel instrument de paiement avec l’euro digital, la bataille sera très compliquée à gagner pour les Européens si ces projets ne sont pas alignés ou interopérables. Nous essayons d’approcher tous ces acteurs pour parler d’une collaboration. Ce que nous souhaitons, c’est que tous ces réseaux créent des succès communs. Il y a beaucoup à faire, assez de marchands et d’utilisateurs à convaincre et nous pensons que les chances de succès sont plus élevées en travaillant ensemble. En coulisses, nous pouvons commencer à être plus efficaces, à partager de la technologie, à commercialiser des briques en marque blanche pour progresser. L’utilisateur et le marchand n’ont pas besoin de le savoir. Par exemple, deux membres de l’Empsa, Vipps et MobilePay, fusionnent et cela va dans le bon sens [les applications norvégienne Vipps, danoise MobilePay et finlandaise Pivo ont annoncé mi-2021 leur fusion, Ndlr]. Regardez aussi Apple qui envisage de quitter Goldman Sachs au profit d’Amex pour opérer sa carte bancaire. Cela importe peu au client. Apple a mis en place un modèle trois coins dans lequel c’est lui qui détient le client et le marchand. La société peut ainsi facturer ce qu’elle veut et se lancer en Europe. Apple avance méthodiquement et nous, Européens, ne gagnerons pas en repartant de zéro. Peu importe la plomberie, il faut gagner la relation client avant tout. Et si EPI lance son produit e-commerce en 2025, il sera déjà extrêmement tard. Aude Fredouelle paiement en lignepaiement en magasinwallet Besoin d’informations complémentaires ? Contactez le service d’études à la demande de mind