Accueil > Services bancaires > Euro numérique : pourquoi le projet suscite la controverse Euro numérique : pourquoi le projet suscite la controverse La Banque centrale européenne planche sur une monnaie numérique de banque centrale de détail, l’euro numérique, espérant qu’elle verra le jour en 2029. En parallèle, les colégislateurs de l’UE discutent du texte. Mais les détracteurs sont nombreux. mind Fintech passe en revue les travaux en cours et les arguments de chaque partie. Par Aude Fredouelle. Publié le 15 octobre 2025 à 17h55 - Mis à jour le 16 octobre 2025 à 10h54 Ressources Les points clés À la suite de travaux préliminaires de la Banque centrale européenne, la Commission a proposé en 2023 un règlement sur la création d’un euro numérique, actuellement discuté par le Parlement et le Conseil. La Commission et la BCE voient dans l’euro numérique un moyen de conserver l’ancrage monétaire dans un contexte de baisse d’utilisation des espèces, ainsi qu’un outil d’affirmation de la souveraineté des paiements européens. L’euro numérique est cependant très critiqué par l’industrie bancaire, qui y voit des investissements mais aussi un potentiel wallet concurrent à ceux du secteur privé. À quand l’euro numérique ? Processus législatif En 2023, la Commission européenne a publié une proposition de règlement sur la création d’un euro numérique (ou euro digital), c’est-à-dire une monnaie numérique de banque centrale (MNBC) de détail. Le texte est depuis à l’examen au sein du Conseil de l’Union européenne (UE) et du Parlement européen. “Les États membres pourraient parvenir à la fin de 2025 ou au début 2026 sur une approche commune du Conseil”, prévoit Alexandre Stervinou, directeur des études et de la surveillance des paiements à la Banque de France. Les parlementaires prendront probablement davantage de temps. Un rapport, élaboré par plusieurs élus, doit être publié la dernière semaine d’octobre 2025, avant sa présentation en commission des affaires économiques et monétaires (ECON) les 5 et 6 novembre, précise l’eurodéputé Fernando Navarrete dans un post LinkedIn. Les parlementaires pourront déposer des amendements jusqu’au 12 décembre ; ceux-ci seront discutés en commission ECON à la fin de janvier 2026. Les réunions de négociation entre groupes politiques se tiendront entre janvier et avril, en vue d’un vote provisoire en commission ECON en mai 2026. Le texte sera ensuite soumis au vote en séance plénière. “Le trilogue devrait donc commencer au second semestre 2026”, anticipe Alexandre Stervinou. Élaboration technique Le parcours législatif découle en fait de travaux préliminaires menés dès 2020 par la Banque centrale européenne (BCE), en réponse aux velléités de Facebook de créer un cryptoactif adossé à un panier de devises. Un premier rapport a été publié fin 2020, qui a servi de base à un programme de travail de l’Eurogroupe (réunion informelle des ministres de l’économie des Etats membres). Les travaux exploratoires se sont poursuivis et en novembre 2023, après une première phase de prototypage, la BCE a lancé une phase de préparation de deux ans pour étudier le design de la future monnaie numérique, ainsi que les règles qui régiront son émission et sa gestion. “L’objectif était d’engager une analyse technique – à la fois sur la technique, l’architecture, la confidentialité, la résilience, la robustesse – et de recueillir des informations auprès du marché et de travailler sur un éventuel scheme de l’euro numérique avec les parties prenantes”, précise Alexandre Stervinou. Des rapports d’étape ont été publiés régulièrement afin de présenter les avancées et les tests entrepris. En octobre 2024, la BCE a lancé une plateforme d’innovation pour tester le potentiel de l’euro numérique en coopération avec le marché. Un premier rapport a été publié en septembre 2025 (voir encadré). Reçus électroniques intégrés, paiements conditionnels ou dans les transports Entre 2023 et 2025, 70 participants (banques, commerçants, fintech, prestataires de services de paiement, universitaires, institutions publiques) ont été retenus et répartis dans deux groupes de travail, entre février et mai 2025. D’un côté, les “visionnaires” devaient “recueillir des idées conceptuelles prospectives sur la manière dont l’euro numérique pourrait soutenir l’innovation dans l’ensemble de l’économie de la zone euro”. De l’autre côté, les pionniers avaient pour mission de réaliser des tests techniques en environnement simulé, avant tout sur les paiements conditionnels (déblocage automatique de fonds selon des conditions prédéfinies). Selon le rapport publié en septembre 2025 par la BCE, les visionnaires ont évoqué les reçus électroniques intégrés, les paiements conditionnels (paiement à la livraison, dépôt fiduciaire automatisé, paiement par étapes, abonnement flexible et paiement à l’usage ou encore remboursement automatique), ainsi que les paiements dans les transports, l’utilisation de l’IA (gestion automatisée des paiements, gestion vocale des paiements, résolution automatisée des litiges), l’inclusion financière, les paiements BtoB et les paiements transfrontaliers. Les pionniers, quant à eux, ont testé plusieurs de ces cas d’usage et “ont confirmé la faisabilité technique”. “Bien que certaines des idées présentées puissent être mises en œuvre avec les solutions de paiement existantes, les ateliers ont souligné qu’un euro numérique pourrait offrir de meilleures opportunités commerciales en garantissant l’harmonisation de ces idées et leur portée paneuropéenne”, conclut le rapport. “L’euro numérique sera une brique de base sur laquelle les acteurs du marché pourront innover, considère Alexandre Stervinou, de la Banque de France. L’objectif de ces expérimentations était d’imaginer ce que l’on pourrait en faire, comme du paiement fractionné ou récurrent, des paiements dans un environnement de type DLT qui débouclent sur la plateforme d’euro numérique…” En juin 2025, la version 0.9 du projet de règles du schéma de l’euro numérique (digital euro rulebook) a été publiée. Ce règlement couvre le modèle fonctionnel et opérationnel d’un euro numérique, le modèle d’adhésion au scheme, ses exigences techniques et de gestion des risques, et les règles de gestion du groupe de l’euro numérique. “C’est un travail incrémental qui permet d’avancer sur la standardisation et les protocoles européens, décrit le directeur de la Banque de France. Mais nous ne sommes pas encore dans les versions finales”. Le 2 octobre 2025, la BCE a publié la liste des fournisseurs techniques sélectionnés pour contribuer à la potentielle architecture de l’euro numérique, avec lesquels des accords-cadres ont été signés pour : la recherche d’alias : Sapient GmbH & Tremend Software Consulting S.R.L et equensWorldline, la gestion des risques et de la fraude : Feedzai et Capgemini Deutschland, l’application et kit de développement logiciel (SDK) : Almaviva SpA & Fabrick SpA et Sapient GmbH & Tremend Software Consulting S.R.L, la solution hors ligne : Giesecke+Devrient et un second prestataire qui sera annoncé ultérieurement, l’échange sécurisé des informations de paiement : Senacor FCS et equensWorldline. Un consortium de plusieurs banques centrales nationales devrait également s’engager à participer à la construction, dont la sélection interviendra après la réunion du prochain conseil des gouverneurs. Fin octobre 2025, “les gouverneurs des banques centrales vont se réunir et décider d’une prolongation de la phase de préparation, potentiellement pour deux nouvelles années”, révèle Alexandre Stervinou. Ensuite, pour construire l’infrastructure d’émission, “il faudra imaginer un pilote, le mettre en place, le tester de manière réduire au sein des banques centrales puis l’étendre à l’externe – et tout cela se déroulera probablement entre 2027 et 2029”. Piero Cipollone, membre du directoire de la BCE, a dévoilé, le 23 septembre, à l’occasion d’un événement organisé par Bloomberg, une date potentielle de lancement de l’euro numérique de détail : “mi-2029 serait une estimation raisonnable”. Ces travaux avancent de concert avec les discussions législatives. “Ils visent à accompagner le législateur dans sa démarche, afin de décider si oui ou non un cadre légal de l’euro numérique doit voir le jour”, analyse Alexandre Stervinou. À la Banque de France, “nous sommes persuadés que nous avons besoin de ce texte le plus rapidement possible pour avancer.” À quoi pourrait ressembler l’euro numérique ? Limites de détention et interdiction d’intérêts La proposition de la Commission présente l’euro numérique comme une monnaie émise par l’Eurosystème (la BCE et les banques centrales de la zone euro) et distribuée par les prestataires de services de paiement (PSP), principalement les banques. Des limites de détention devraient être imposées et l’euro numérique ne pourra pas produire des intérêts. L’euro numérique sera intégré dans des wallets, fournis par les PSP, mais aussi potentiellement dans un wallet de la BCE. “Tandis que la Banque centrale européenne pourra fournir en tant que front-end une interface entre les utilisateurs de l’euro numérique et les infrastructures de paiement des prestataires de services de paiement, ces derniers pourront développer leurs propres services front-end propriétaires”, projette la Commission. “On peut imaginer, s’il y a un besoin, un wallet euro numérique fourni par la BCE”, confirme Alexandre Stervinou. Mécanisme de cascade La Commission prévoit un mécanisme de “cascade” (waterfall) pour une articulation fluide entre euro numérique et autres formes de monnaie électronique. Autrement dit, lors d’un paiement, si le solde en euro numérique dans le portefeuille de l’utilisateur n’est pas suffisant, le système basculerait automatiquement vers une autre source pour compléter. À l’inverse, un PSP pourrait déverser automatiquement le surplus vers un compte bancaire. Gratuité pour les particuliers Les services de base seront gratuits pour les particuliers (ouverture/tenue de compte, paiement classique, système de cascade). Les frais appliqués aux commerçants seront réglementés pour ne pas dépasser, d’une part, “les coûts pertinents supportés par les prestataires de services de paiement, y compris une marge raisonnable de profit” et, d’autre part, “les frais ou charges demandés pour des moyens de paiement comparables”. La Commission prévoit que la BCE “surveille régulièrement les coûts, frais et charges pertinents, et publie ainsi que révise périodiquement ces montants” et que “les autorités compétentes désignées par les États membres [soient] responsables de veiller au respect du présent article [17]”. Privacy-by-design et transactions hors ligne L’euro numérique devrait être basé sur un principe de “privacy-by-design” pour garantir l’impossibilité de tracer les transactions. “Nous avons travaillé sur des techniques cryptographiques, de zero-knowledge et de pseudonymisation, notamment, pour empêcher le traçage”, explique Alexandre Stervinou. Il permettra par ailleurs de réaliser des paiements hors ligne, selon des plafonds spécifiques. “C’est complexe, mais nous pouvons y parvenir. Des fournisseurs techniques ont été sélectionnés pour nous aider à concrétiser le premier mode de paiement électronique totalement hors ligne” (voir plus haut). Outre l’aspect de confidentialité, “c’est important pour la résilience de l’euro numérique”, ajoute le directeur de la Banque de France. Paiements conditionnels L’euro numérique, tel qu’il est prévu par la Commission, permettra de proposer des paiements conditionnels, mais les euros numériques ne seront pas programmables. Non, l’euro numérique ne sera pas sur la blockchain Le Financial Times a publié, en août 2025, un article assurant que l’Union européenne envisageait de lancer l’euro numérique sur une blockchain publique – plus précisément, sur Ethereum ou Solana “plutôt que sur une blockchain privée, ce qui était précédemment attendu, en raison de préoccupations liées à la confidentialité”. Mais l’article, qui a eu des échos importants, confond l’euro numérique et la monnaie numérique de banque centrale (MNBC) de gros.Il n’a jamais été question de recourir à une technologie de registre distribué (DLT) pour l’euro numérique, ou MNBC de détail. “Cela ne serait pas assez performant, explique Alexandre Stervinou. Le projet prévoit des architectures haute disponibilité et haute performance plus classiques permettant de gérer de grandes quantités de transactions, ainsi que de gérer la réconciliation, le temps réel et l’asynchrone.” Pourquoi un euro numérique ? L’euro numérique déchaîne les passions. De nombreuses voix, dans le secteur bancaire notamment, le critiquent, tandis que la BCE et certaines banques centrales militent pour son introduction. Passage en revue des arguments en faveur de la monnaie numérique et des reproches associés. Préserver l’ancrage monétaire La création de l’euro numérique est présentée par la BCE comme une nécessité pour répondre à la diminution de l’usage des espèces, “la seule forme de monnaie de banque centrale accessible au public”, au profit des paiements par voie électronique, gérés par les banques commerciales. Un euro numérique permettrait, selon la BCE, de préserver l’ancrage monétaire et de renforcer la confiance dans la monnaie et les banques centrales de la zone euro. Un argument rejeté par le député européen Fernando Navarrete en juillet 2025, dans une tribune publiée par l’association professionnelle Instituto Español de Analistas, et intitulée : “a-t-on vraiment besoin de l’euro digital : une solution à quel problème exactement ?”. “D’abord, personne ne propose d’interdire l’utilisation des espèces.” Ensuite, “pour qu’une intervention publique aussi radicale soit justifiée, il faut prouver, au-delà de tout doute raisonnable, que la diminution actuelle ou prévue de l’utilisation des espèces pourrait créer des problèmes fondamentaux pour l’ensemble de l’économie – perte d’ancrage monétaire, substitution de la monnaie, etc. (…) Il n’existe aucune preuve empirique ni aucun fondement théorique solide montrant qu’il existe un “niveau optimal” entre monnaie commerciale et monnaie de banque centrale en termes de bien-être social.” Enfin, rappelle-t-il, “toutes les économies avancées sont confrontées à des défis similaires liés à l’utilisation croissante des moyens de paiement numériques. Elles ont toutes envisagé explicitement l’éventuelle utilisation d’une MNBC, et aucune d’entre elles n’a fait de la MNBC de détail l’ossature de sa stratégie de paiements de détail (à l’exception de la Chine)”. Renforcer la souveraineté européenne Autre argument avancé : la nécessité de renforcer la souveraineté européenne et de réduire la dépendance aux infrastructures américaines de paiement. Ainsi, dans un discours donné en avril 2025 devant la commission ECON du Parlement européen, le membre du directoire de la BCE Piero Cipollone assure “qu’un partenariat public-privé est nécessaire pour conserver notre souveraineté. En tant que moyen de paiement européen souverain fondé sur la législation de l’UE, l’euro numérique constituerait la pierre angulaire d’un tel partenariat.” Et ce, en permettant “aux fournisseurs européens de services de paiement d’opérer à nouveau de façon autonome”. Mais les initiatives privées, comme la paneuropéenne EPI – choisie en 2022 par la BCE pour réaliser des tests sur l’euro numérique, sans qu’ils ne débouchent sur un projet concret – grincent des dents, craignant que le futur wallet de la BCE ne fasse concurrence à leurs propres solutions. Et ce, alors même qu’EPI, qui édite désormais le wallet Wero, est née à la suite d’une demande de la BCE adressée au secteur privé en 2017, visant à renforcer la souveraineté européennes dans les paiements. “L’euro numérique n’est pas conçu pour concurrencer les espèces, la carte, le virement ou un wallet comme Wero ou Bizum, répond Alexandre Stervinou, de la Banque de France. Il s’agit d’une alternative, d’un moyen de paiement supplémentaire destiné à assurer le lien avec la monnaie de banque centrale dans l’espace numérique, comme les espèces, avec aussi la gratuité, l’anonymat, l’inclusivité et le cours légal – c’est-à-dire le fait d’être accepté partout. Ensuite, il pourra s’intégrer dans les wallets existants, voire dans les cartes de paiement…” La BCE appelle à un partenariat public-privé Le directeur appelle à “dépasser cette opposition entre les acteurs privés et la banque centrale et à se souvenir que les enjeux de souveraineté ne sont pas, par définition, réservés aux acteurs privés. Le paiement doit continuer de faire l’objet d’un partenariat public-privé, car les acteurs privés ne peuvent pas défendre de la même manière que les autorités publiques la souveraineté”. Il ajoute voir dans l’euro numérique “un avantage pour les banques” actuellement soumises aux frais des schemes américains Visa et Mastercard. “Il faudra imaginer un modèle économique de l’euro numérique, avec des niveaux inférieurs aux logiques de paiement extra-européennes” – un objectif cependant déjà poursuivi avec le virement instantané, sur lequel mise, par exemple, Wero. Enfin, ajoute Alexandre Stervinou, “je suis convaincu que ces acteurs ont un intérêt à intégrer l’euro numérique pour devenir réellement paneuropéens”. De même, Piero Cipollone assurait en mai 2025 que “les banques pourront pourtant augmenter leur chiffre d’affaires grâce à l’euro numérique, et accélérer le développement de leurs solutions propres en profitant de standards communs sur le continent”. Mais l’arrivée tardive de l’euro numérique sur le marché, attendue au plus tôt en2029, est aussi invoquée pour appeler à privilégier les initiatives privées. “Le secteur privé et des solutions européennes de paiement existent déjà et sont en train de se renforcer”, avance par exemple Daniel Baal, président du groupe Crédit Mutuel et président de la fédération bancaire française, dans un post LinkedIn intitulé “L’euro numérique, non-sens et gabegie”, publié le 12 août 2025. Ainsi, selon Fernando Navarrete, l’objectif de renforcement de la souveraineté “pourrait être poursuivi plus efficacement par une combinaison de clarté réglementaire, de soutien aux initiatives de paiement européennes, ainsi que de la promotion de l’interopérabilité et de la mise à l’échelle des solutions du secteur privé fondées sur la monnaie des banques commerciales”. Et ce, d’autant plus que “leurs projets visant à atteindre pleinement une envergure paneuropéenne pourraient même progresser plus rapidement que les plans de déploiement de l’euro numérique.” Le wallet Wero a notammentengagé des travaux d’interopérabilité avec EuroPA, qui pourraient être effectifs dès la fin de 2026. Wero va intégrer la carte bancaire à son wallet Assurer la résilience avec le paiement hors ligne Le sujet de la résilience, dans lequel s’inscrit la fonctionnalité hors ligne, ressort également du discours de la BCE. “L’euro numérique pourrait être utilisé hors ligne, rendant les paiements journaliers plus résilients puisque tant les consommateurs que les commerçants pourraient y recourir même sans connexion réseau”, assurait ainsi Piero Cipollone en avril 2025. Pour Alexandre Stervinou, le hors ligne répond notamment à la question de l’existence d’un besoin pour un euro numérique. “C’est une demande qui existe, comme celle de payer en espèces.” Mais pour le parlementaire Fernando Navarrete, “bien que la fonctionnalité hors ligne de l’euro numérique offre certains atouts renforçant la résilience (…), il reste incertain que les bénéfices marginaux justifient les risques pour la stabilité financière ainsi que les coûts de développement.” Contrer l’émergence des stablecoins La BCE voit aussi dans l’euro numérique une réponse au développement des stablecoins. L’idée d’un euro numérique avait d’ailleurs émergé dès 2020, à la suite des velléités de Facebook, qui envisageait de lancer un stablecoin adossé à un panier de devises, le Libra. Si ce projet a depuis été abandonné, d’autres acteurs ont, eux, déployé leurs propres stablecoins, désormais régulés dans l’Union européenne dans le cadre du régime MiCA. L’hégémonie des stablecoins libellés en dollars inquiète par ailleurs : “dans un avenir pas si lointain, cette dépendance pourrait se développer à l’égard d’autres moyens de paiement privés, comme les stablecoins non européens”, alertait en avril 2025 Piero Cipollone, de la BCE. “La réalité est qu’aujourd’hui, les stablecoins servent principalement de plateformes d’intermédiation entre le monde des cryptomonnaies et le système financier traditionnel fondé sur la monnaie fiduciaire. Leur valeur ne provient pas d’une acceptation large en tant que moyen de paiement”, répond l’eurodéputé Fernando Navarrete dans son rapport. “Cela signifie-t-il que l’UE ne devrait rien faire concernant les stablecoins ? Bien sûr que non. Mais la réponse optimale doit résider dans une surveillance réglementaire solide — telle que celle actuellement prévue par le règlement sur les marchés de cryptoactifs (MiCA) et ses futures améliorations. Ces mécanismes réglementaires offrent une réponse ciblée et proportionnée. En revanche, introduire un euro numérique pour contrer une menace hautement spéculative risquerait d’être à la fois prématuré et excessif.” Quels sont les risques et critiques avancés par les détracteurs ? Déstabilisation du modèle bancaire européen Le premier risque, notamment brandi par les banques commerciales, est celui d’une déstabilisation due à une fuite des dépôts des banques commerciales vers la banque centrale – affectant notamment les capacités de crédit des banques commerciales. Dans son post LinkedIn, Daniel Baal assure ainsi que “la mise en place de l’euro numérique risque de déstabiliser le modèle bancaire européen” et pourrait “accélérer brutalement les crises, car la fuite vers la MNBC serait instantanée en cas de déficit de confiance.” Pour rassurer les banques, la BCE a déjà fait savoir que les dépôts seraient plafonnés dans un premier temps à quelques milliers d’euros sur une base annuelle. Fabio Panetta, membre du directoire de la BCE, a évoqué une limite fixée à 3 000 euros, mais “le montant sera déterminé plus près d’une éventuelle émission”, souligne Alexandre Stervinou. “En temps de crise, la pression publique et politique pourrait amener à augmenter les limites, affaiblissant les garde-fous”, s’inquiète de son côté l’eurodéputé Fernando Navarrete. Par ailleurs, l’euro numérique – comme les espèces – ne pourra pas produire des intérêts et ne sera donc qu’un instrument de paiement, et non d’investissement. “Il faut que l’euro numérique soit un moyen de paiement qui s’insère dans le paysage mais ne capture pas toute la valeur, et nous poursuivons donc des discussions avec les banques sur l’impact de détention et la fuite potentielle des dépôts”, conclut Alexandre Stervinou. Les plafonds de détention protègeront la stabilité, selon la BCE La BCE a lancé en 2024 des modélisations qui ont finalement conduit à la publication, le 10 octobre 2025, d’une étude sur l’impact potentiel de l’euro numérique sur la stabilité financière. L’institution assure que les plafonds de détention seront efficaces pour limiter les sorties de dépôts et ainsi maintenir la stabilité. Deux scénarios ont été étudiés – une adoption progressive comme moyen de paiement courant et un scénario de crise dans lequel tous les déposants transfèrent immédiatement le maximum autorisé -, avec plusieurs plafonds, jusqu’à 3 000 euros. Avec un plafond de 3 000 euros, le scénario “classique” montre des effets limités sur les dépôts : un peu plus de 100 milliards d’euros quitteraient les caisses des banques. Dans le scénario de crise, le montant grimpe à 699 milliards, soit 8,2 % des dépôts à vue des particuliers (contre 20,9 % lors de la crise chypriote de 2013 et 25,9 % en Grèce en 2015). “Seules 13 banques représentant 0,3 % du total des actifs du secteur bancaire atteindraient le niveau de 100 % du ratio de couverture de liquidité (LCR). Parmi elles, seulement neuf banques, représentant 0,1 % du total des actifs du secteur bancaire, risqueraient d’épuiser leurs coussins de liquidité en dessous du seuil de 100 % du LCR.” Quant à l’impact de la fuite des dépôts sur la rentabilité des banques, le rapport prévoit un effet marginal dans un scénario classique, avec une baisse du revenu net d’intérêt de 9 à 18 points de base. Le scénario de crise n’est pas passé au crible de l’analyse de rentabilité car, selon la BCE, “ce scénario représente un choc systémique touchant simultanément toutes les banques, qui devrait être de courte durée et pour lequel une rentabilité temporairement réduite ne constituerait pas la principale préoccupation”. Coûts de développement Au regard des bénéfices attendus par la BCE, les banques brandissent les coûts engendrés par la création de l’euro numérique. “Le développement et la gestion de l’euro numérique pour la BCE et les institutions bancaires seront complexes et d’un coût très élevé (plusieurs milliards d’euros), pour un service dont la valeur ajoutée objective n’est pas démontrée par rapport à l’existant”, assène ainsi Daniel Baal dans son post LinkedIn. Actuellement, “des ressources conséquentes” sont allouées par la BCE au chantier de l’euro numérique, avec des équipes dédiées, explique Alexandre Stervinou. En parallèle, les banques centrales apportent également des moyens humains – une dizaine de personnes à la Banque de France. Mais il faudra par la suite évaluer le coût de développement et d’adhésion pour l’ensemble de l’écosystème. Une étude d’impact publiée en 2023 par la Commission évoque un coût de 500 millions à un milliard d’euros pour la mise à jour des TPE dans la zone euro, et de 125 à 250 millions d’euros pour équiper les commerçants ne proposant pas le paiement électronique. Du côté des PSP, le coût de l’adaptation des front-end et back-end, ainsi que des process AML/KYC, “ne peut pas être estimé à ce stade faute d’informations clés sur la conception. Toutefois, sur la base de l’évaluation d’impact relative aux paiements instantanés, une estimation de base des coûts ponctuels pour les PSP indique des coûts pouvant aller jusqu’à 5,4 milliards d’euro (…) (soit jusqu’à 1,3 million d’euros par PSP), tandis qu’une estimation plus détaillée suggère des coûts pouvant atteindre 2,8 milliards d’euros (…)”. PwC chiffre à 18 milliards d’euros le coût pour les banques En 2025, une étude menée par PwC et commandée par des fédérations bancaires européennes estime les coûts pour les banques de la zone euro à 18 milliards d’euros (soit environ 110 millions d’euros par banque en moyenne), voire jusqu’à 30 milliards d’euros selon le scénario de déploiement retenu (avec des fonctionnalités comme le hors ligne ou les multi-comptes). Enfin, en Italie, une étude a été menée en 2024 par l’association des banques (ABI) et évalue à environ 880 millions d’euros les coûts de déploiement de l’euro numérique pour le secteur bancaire transalpin. La BCE a finalement publié, le 10 octobre 2025, sa propre estimation. L’étude estime que les banques de la zone euro pourraient devoir investir, pour adapter leurs systèmes à l’euro numérique, entre 4 et 5,8 milliards d’euros, pendant la période de lancement de quatre ans. Soit, sur une base annuelle, environ 3,4 % du budget annuel de mise à niveau IT des grandes banques. Des coûts jugés comparables à ceux de la mise en conformité avec la DSP2 (deuxième directive sur les services de paiement), par exemple. Alexandre Stervinou, de la Banque de France, assure vouloir “débattre avec les banques, travailler sur un modèle économique et voir quel est leur intérêt dans l’euro numérique, qui sera un moyen de paiement universel, accepté partout et moins cher, que les commerçants auront l’obligation d’accepter”. Besoins inexistants Pour ses détracteurs, l’euro numérique repose sur un besoin inexistant. “Cela ne répond à aucune demande des citoyens, assure ainsi Daniel Baal. C’est une solution qui cherche son problème. L’euro digital est depuis longtemps une réalité utilisée très largement et de manière satisfaisante, au quotidien, par les citoyens européens, au sein de la zone euro et même ailleurs.” Après avoir souligné, notamment, les attentes en termes de paiement hors ligne, Alexandre Stervinou rappelle qu’il “n’y n’a pas d’objectif de part de marché de l’euro numérique, comme d’ailleurs pour les espèces. Il sera là pour être une option, présente quoi qu’il arrive – par exemple, si un scheme de cartes international décidait d’une interruption de services”. Manque de capacité d’innovation de la BCE Parmi les critiques recensées par l’eurodéputé Fernando Navarrete figure aussi le faible niveau de capacités d’innovation de la BCE pour maintenir l’euro numérique et le faire évoluer. “Les institutions publiques comme la BCE manquent de motivations commerciales, d’agilité et d’expérience orientée vers le marché pour faire évoluer la conception des produits ou atteindre une échelle transfrontalière à la vitesse de l’innovation. (…) Il est peu probable qu’un euro numérique égale l’ergonomie, l’agilité, la qualité des produits ou l’attrait des solutions du secteur privé fondées sur la monnaie des banques commerciales.” “C’est pour cela que l’euro numérique a vocation à n’être qu’une brique de base sur laquelle les acteurs de marché pourront innover, répond Alexandre Stervinou. Quant à la capacité de maintenir une infrastructure et de la faire évoluer, c’est déjà ce que font la BCE et les banques centrales avec les services Target – preuve en est la consolidation de T2 et T2S l’année dernière, migration technologique pour rendre la plateforme plus performante – et avec la plateforme de règlement instantané TIPS.” Gouvernance et délégation de responsabilités Autre inquiétude avancée : la future gouvernance et la délégation des responsabilités. “Des décisions essentielles — telles que l’autorité responsable du déploiement des mises à jour logicielles, l’entité chargée d’indemniser les utilisateurs en cas de panne du système, ou encore les organes habilités à définir les normes minimales de cyber-résilience — restent largement indéterminées”, évoque l’eurodéputé Fernando Navarrette. Pour Alexandre Stervinou, “concernant la plateforme technique, cela fonctionnera dans les grandes lignes comme aujourd’hui pour le système Target, avec les mêmes interlocuteurs de la BCE en cas de problème et un help desk”. Pour ce qui est des litiges commerciaux, “c’est encore largement en débat. Aujourd’hui, quand nous fournissons des billets, nous ne gérons pas l’indemnisation en cas de perte ou de vol, par exemple. Est-ce que la question se posera demain avec l’euro numérique ? Je suis réservé sur ce point, qui n’est toutefois pas encore tranché”. L’UE est la seule à choisir cette voie Pourquoi l’Union européenne est la seule à s’entêter dans la voie de la monnaie numérique de banque centrale de détail, quand tous les autres – hormis la Chine, dans un contexte de fort contrôle étatique – ont renoncé ?, questionnent les détracteurs de l’euro numérique, à l’image de Daniel Baal. Quelques autres pays ont tout de même déployé leur MNBC de détail, mais à des échelles très limitées : les Bahamas ont lancé en 2020 le Sand Dollar, la Jamaïque le Jam-Dex en 2022, le Nigéria l’eNaira en 2021, et le Kazakhstan le Tenge numérique en novembre 2023. La Russie a repoussé le lancement de son rouble numérique à 2026. D’autres pays ont conduit des pilotes, comme la Suède, Hong Kong, l’Inde… Mais sans décision d’émission. “L’intérêt pour les MNBC de détail varie d’une région du globe à l’autre, selon le contexte, répond Alexandre Stervinou. Certains pays s’y intéressent parce que le coût de gestion des espèces est trop élevé. En Europe, nous avons un vrai problème de dépendance envers des acteurs non européens, avec des solutions européennes fragmentées, même si elles tentent de se rapprocher. En parallèle, les espèces sont de moins en moins utilisées. Si l’on regarde les États-Unis, la MNBC de détail a été écartée, car le pays a la volonté de pousser les stablecoins en dollars par le biais d’acteurs américains largement dominants.” Aude Fredouelle euro numériqueMNBCpaiement en lignepaiement en magasinwallet Besoin d’informations complémentaires ? Contactez le service d’études à la demande de mind