Accueil > Industrie > L’avenir s’assombrit pour CRISPR L’avenir s’assombrit pour CRISPR Révolutionnant l’édition génomique, la technologie CRISPR à visée thérapeutique cible les maladies rares ou complexes à traiter. Les biotech pionnières se heurtent aux premiers échecs scientifiques et économiques, à l’heure où émerge une constellation d’autres thérapies géniques et cellulaires innovantes. Par Clarisse Treilles. Publié le 18 mars 2025 à 23h38 - Mis à jour le 18 mars 2025 à 14h59 Ressources Tous les experts s’accordent à dire que la technologie CRISPR est une innovation majeure dans le paysage de la génomique. “Sur l’aspect technologique, il n’y a pas de doute, c’est proprement révolutionnaire” témoigne Rémi Soula, Founding Partner chez Argobio, à mind Health. “Je ne pense pas que nous devrions dire qu’il y a un problème autour de CRISPR. Comme toute nouvelle technologie, il y a des promesses et des perspectives” évoque Sidarth Radjou, CEO de la techbio française Okomera. Pourtant, la guerre des brevets qui court depuis des années, la baisse des actions des sociétés cotées en bourses qui utilisent cette technologie et le démarrage timide des premiers traitements approuvés ont jeté un froid sur le marché CRISPR. Il y a quelques années, rien ne laissait présager ce constat morose. En 2020, les chercheuses Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna ont été récompensées du prix Nobel de Chimie pour leurs travaux sur le système CRISPR/Cas9. Cette technique d’édition du génome (souvent appelé ciseau moléculaire) avait fait son apparition dès 2012 dans les revues scientifiques. Elle permet aux scientifiques d’éliminer et d’ajouter des fractions de matériel génétique avec une extrême précision, ouvrant notamment la voie à des thérapies géniques innovantes. Les premières thérapies basées sur la technologie CRISPR n’ont d’ailleurs pas tardé à émerger. Le 8 décembre 2023, Bluebird Bio a obtenu l’approbation de la FDA pour la thérapie génique Lyfgenia contre la drépanocytose, son produit phare. Comme une annonce n’arrive jamais seule, les régulateurs ont approuvé au même moment un autre traitement d’édition génétique, développé par Vertex Pharmaceuticals et CRISPR Therapeutics cette fois. Ce traitement, nommé Casgevy, est destiné aux malades de la bêta-thalassémie transfusionnelle et de la drépanocytose sévère. Vertex dirige le développement, la fabrication et la commercialisation dans le monde de Casgevy, et partage les coûts et les bénéfices du programme avec CRISPR Therapeutics. Approuvé dans la foulée par l’Agence européenne du médicament, le 15 décembre 2023, Casgevy est présenté par l’autorité sanitaire comme une thérapie innovante pouvant “libérer les patients du fardeau des transfusions fréquentes et des crises vaso-occlusive douloureuses qui surviennent lorsque les globules rouges falciformes bloquent les petits vaisseaux sanguins”. Schéma extrait du site d’Intellia Des coûts élevés Le duel est économique : Casgevy est commercialisé à 2,2 M$ par patient, contre 3,1 M$ pour Lyfgenia. “Le premier traitement approuvé de Bluebird Bio contre la drépanocytose a été challengé par Vertex Pharmaceuticals, une entreprise de middle pharma qui a su développer un traitement concurrent pour moins cher et tout aussi efficace. L’action de Bluebird Bio s’est alors effondrée, faisant perdre sans nul doute beaucoup d’argent aux investisseurs” a analysé Sidarth Radjou. Pour l’heure, très peu de patients ont pu bénéficier de ces traitements. Concernant Casgevy, CRISPR Therapeutics a déclaré que des collectes de cellules avaient eu lieu sur plus de 50 patients au total en fin d’année 2024. Le processus ex vivo ajoute de la complexité, puisque les cellules des patients sont modifiées en laboratoire avant d’être renvoyées, au travers d’un processus long incluant de la chimiothérapie. Le démarrage de Lyfgenia est aussi assez faible, avec 17 patients inscrits en novembre dernier. Ces déceptions contraignent les entreprises à changer de cap pour éviter la faillite. Après avoir licencié un quart de ses effectifs l’année dernière, Bluebird Bio a notamment annoncé le 21 février 2025 son acquisition par les sociétés d’investissement Carlyle et SK Capital. Un marché en berne En ce début d’année, Fierce Biotech a signalé que plusieurs biotech ont fermé leurs portes, dont Spotlight Therapeutics, une société lancée en 2020 à San Francisco avec des fonds de la branche de capital-risque d’Alphabet GV. Elle hébergeait une plateforme d’édition de gènes in vivo conçus pour avoir une structure similaire à un antibiotique conjugué avec une charge utile CRISPR-Cas. En cas de succès, les thérapies CRISPR auraient pu être administrées directement, évitant de recourir à des nanoparticules lipidiques ou des vecteurs viraux. Dans une récente enquête consacrée au secteur de l’édition génétique, le média américain STAT a indiqué que la quasi-totalité des grandes biotech publiques et privées CRISPR ont mis en place des plans de licenciements au cours des 16 derniers mois. La plupart de ces sociétés ont vu leurs actions chuter de plus de 75% par rapport à leur sommet en 2021, à une époque où “l’enthousiasme autour de l’ARNm alimentait une bulle d’édition génétique,” note STAT. La chute d’Intellia, l’une des sociétés les plus avancées dans l’angioedème héréditaire et l’amylose à transthyrétine, illustre bien ce scepticisme ambiant. La société a déclaré dans un communiqué que des économies de coûts étaient prévues, y compris une réduction nette des effectifs d’environ 27 % en 2025, pour permettre de soutenir les opérations de l’entreprise jusqu’au premier semestre 2027 et jusqu’au premier lancement commercial aux États-Unis. “De vraies questions se posent sur les modèles économiques pour ce type d’innovation. Est-ce que ces traitements vont pouvoir être soutenus par les systèmes de santé ? Je pense que les analystes et les investisseurs, aujourd’hui, ne sont pas tout à fait rassurés sur la viabilité économique de ce type d’approche” évoque Rémi Soula. “CRISPR reste pour l’heure la chasse gardée des Américains du fait des sommes très importantes qui sont nécessaires pour développer ce type d’innovation” ajoute Rémi Soula. Préférant ne pas s’engouffrer dans cette voie, le start-up studio Argobio a fait le choix d’accompagner des projets de thérapie génique basés sur d’autres approches, à l’instar de Thesian, spécialisé dans le développement d’une thérapie CAR-T in vivo spécifique aux cellules pour traiter les tumeurs liquides et solides, ainsi que les maladies auto-immunes. Le sort de CRISPR n’est pas figé pour autant. “Une fois que ces entreprises auront plus de visibilité sur les effets à long terme, peut-être que les modèles économiques deviendront plus pérennes avec des paiements différés associés” poursuit Rémi Soula. L’ère des nouvelles thérapies Sidarth Radjou, CEO d’Okomera Pour Sidarth Radjou, les difficultés auxquelles font face les biotech ne sont pas propres à CRISPR, mais concernent plus largement les thérapies innovantes. En ce sens, CRISPR est “une méthodologie parmi d’autres”, dans le vaste champ des nouvelles thérapies cellulaires et géniques. “Si l’on observe le marché mondial, les investisseurs se tournent davantage vers les thérapies innovantes, comme les nanoparticules lipidiques et les nouvelles techniques d’ARNm qui ont émergé avec la Covid. Les investisseurs prennent en compte les facteurs de risque qu’elles comportent, comme le coût de fabrication, qui est par exemple très élevé pour les thérapies CAR-T. C’est pourquoi les grandes entreprises pharmaceutiques et les investisseurs se tournent davantage vers les sociétés de médicaments à base d’anticorps, beaucoup moins chers et plus faciles à produire à grande échelle” dit-il. CellAction : à la découverte du futur des thérapies cellulaires et géniques Sans compter que “le marché des maladies rares connaît également quelques déceptions” ajoute-t-il, mentionnant le Zolgesma, qui a rencontré “des difficultés commerciales liées à la taille réduite du marché et le coût du traitement qui se compte en millions de dollars”. Il s’agit du premier traitement de thérapie génique pour une maladie neuromusculaire ayant reçu une autorisation de mise sur le marché en Europe, au Japon et aux États-Unis. Il permet de traiter les bébés atteints de la forme la plus sévère d’amyotrophie spinale (SMA). Derrière la science, “l’automatisation et l’intelligence artificielle ont indéniablement remporté l’intérêt des investisseurs, constate aussi Sidarth Radjou. Aujourd’hui, il est possible de cribler de nombreux composés et de développer des médicaments de manière innovante grâce à l’IA. Les investisseurs souhaitent investir davantage dans ce domaine plutôt que dans CRISPR. Je pense que la crise est donc une conséquence de la concurrence entre les nouvelles thérapies, y compris l’IA.” CRISPR “as-a-tool” L’immense majorité des travaux d’édition génomique concerne la recherche fondamentale ou pré-clinique, pour étudier les maladies, le développement normal ou pathologique et tester des molécules thérapeutiques. Pour la découverte de médicaments, l’édition génomique est “largement répandue et reconnue aujourd’hui auprès des grandes entreprises pharmaceutiques” constate Sidarth Radjou. “Chez Okomera, nous utilisons CRISPR comme un outil. Cela correspond d’ailleurs à la grande majorité des applications CRISPR dans le monde” témoigne Katharina Bergerhoff, senior directeur chez Okomera. Fondée en 2020 au sein de l’Institut Pasteur et de l’Ecole Polytechnique, Okomera vise à améliorer les traitements contre le cancer. En octobre dernier, la biotech a obtenu une subvention de 1,5 M€ de Bpifrance pour développer un nouveau test de criblage CRISPR. Okomera développe une application innovante de CRISPR grâce à la microfluidique pour la validation de cibles, en partenariat avec AstraZeneca. Clarisse Treilles biotechcancerentreprisesgénomiqueInnovationRecherche Besoin d’informations complémentaires ? Contactez le service d’études à la demande de mind À lire Illumina annonce un nouveau partenariat avec le Broad Institute Entretien Frédéric Revah (Généthon) : "Nous voulons rester à la pointe de l'innovation en thérapie génique" analyses TENDANCES 2024 - La génomique, une révolution en devenir La génomique, une voie d’avenir de la médecine personnalisée