[Étude exclusive] Les initiatives des géants de la tech dans le secteur de la santé en 2024

“Google est entré dans l’ère Gemini”, a annoncé Joëlle Barral, Senior Director of Research & Engineering chez Google DeepMind, lors du Sommet Google for Health qui s’est tenu à Paris, le 3 juillet dernier. Les retentissements sont déjà visibles dans le secteur de la santé, en avril 2024, Google DeepMind et Google Research présentaient Med-Gemini, une famille de modèles multimodaux spécialisés en médecine et basés sur Gemini, le grand modèle multimodal (LMM) de Google. L’entreprise étend également sa gamme de modèles d’IA appliqués à la biologie avec AlphaGenome. Lancé le 25 juin dernier, il vise à analyser le fonctionnement du génome humain. Il s’inscrit comme le successeur du logiciel AlphaFold, qui connaît depuis quelques années un large succès dans la communauté scientifique avec près de 3 millions d’utilisateurs dans le monde à date, dont 75 000 en France. Ces initiatives illustrent la stratégie générale de la firme de Mountain View, qui “souhaite intégrer l’IA générative à ses produits et à ses partenaires”, comme l’a indiqué le Dr Karen DeSalvo, Chief Health Officer chez Google, lors du Sommet Google for Health.

Nvidia, des cartes graphiques à l’IA en santé

Google est loin d’être la seule entreprise technologique à mener une stratégie volontariste dans le secteur de la santé. Microsoft, Nvidia et Apple font aussi, chacun à leur façon, des percées dans la télémédecine et la biologie computationnelle. À l’été 2025, mind Health a mis à jour sa base de données des initiatives des GAFAM dans la santé et a analysé une nouvelle fois leur diversification dans l’industrie. À quelles thématiques financières les géants du numérique américains se sont-ils intéressés en 2024 ? Que développent-ils ? Dans quelles directions se dirigent leurs investissements ? 

Pour la première fois cette année, nous avons intégré à notre analyse les initiatives de Nvidia. Connue pour ses cartes graphiques, l’entreprise entend jouer un rôle prépondérant dans l’univers de l’IA en santé, multipliant les partenariats et les investissements dans plusieurs secteurs : drug discovery, santé numérique, chirurgie assistée, etc.

Les géants de la tech ont participé à 61 initiatives en 2024

Selon notre décompte, les GAFAM ont lancé ou se sont associés, d’une manière ou d’une autre (nouveau produit ou service, nouvelle fonctionnalité, investissement, acquisition, partenariat, etc.), à 61 initiatives dans le domaine de la santé en 2024, soit huit de plus qu’en 2023 (hors initiatives de Nvidia cette année-là, non prises en compte dans notre panel). 

Alphabet et Nvidia sont les sociétés qui ont participé au plus grand nombre d’initiatives (respectivement 26 et 18), devant Amazon et Apple. Nous n’en avons identifié que trois pour Microsoft et une seule pour Meta. 

Les initiatives d’Alphabet sont surtout le fait de ses 11 entités : cinq pour Google, six pour son fonds d’investissement GV (anciennement Google Ventures) – contre 16 en 2023 -, trois pour Google Cloud, trois pour Verily et deux pour Isomorphic Labs.

Drug discovery : Isomorphic Labs signe avec Novartis et Lilly

Alphabet ne compte pas que sur AlphaFold pour se faire une place dans le champ de la drug discovery. Depuis 2021, la société mère de Google dispose d’une filiale spécialisée dans la découverte de médicaments assistée par l’IA : Isomorphic Labs. La société londonienne continue sa montée en puissance. Selon les données déposées au registre officiel des entreprises britanniques, en 2023, Isomorphic Labs a quadruplé ses dépenses de R&D : elles ont atteint 49 M£ contre 12 M£ en 2022. En janvier 2024, l’entreprise a signé ses premiers partenariats pharmaceutiques avec Lilly et Novartis. Isomorphic Labs s’associe à Lilly pour découvrir des thérapies à petites molécules contre des cibles multiples. Dans le cadre de cet accord, elle recevra un paiement initial de 45 M$, et jusqu’à 1,7 Md$ en paiements d’étape en fonction de ses performances. Pour sa collaboration avec Novartis, également axée sur les petites molécules, Isomorphic Labs doit percevoir un paiement initial de 37,5 M$. Preuve que le secteur est particulièrement stratégique, Alphabet a participé, en propre et via GV, à la levée de fonds de 600 M$ d’Isomorphic Labs réalisée en mars 2025. 

Nvidia s’investit également dans la drug discovery, comme l’illustre le lancement l’an dernier de BioNeMo, sa plateforme d’IA générative dédiée à la découverte de médicaments. Les modèles de fondation de BioNeMo peuvent analyser des séquences d’ADN, prédire comment les protéines changeront de forme en réponse à la molécule d’un médicament et déterminer la fonction d’une cellule sur la base de son ARN. En mars 2024, Nvidia revendiquait plus d’une centaine d’entreprises utilisatrices de BioNeMo dans le monde. 

L’IA générative ouvre un champ des possibles pour les GAFAM

Les GAFAM se sont intéressés, l’an dernier, à sept domaines différents de la santé. Toutefois, comme en 2023, c’est dans l’IA générative qu’ils se sont montrés les plus entreprenants, avec 23 opérations (trois de plus que l’année précédente, au cours de laquelle nous n’avions pas pris en compte les annonces de Nvidia), en particulier grâce à Nvidia, qui en a à lui seul annoncé 14.

Depuis plus de deux ans, l’IA générative a basculé du monde de la recherche au domaine du grand public. Les GAFAM voient dans cette technologie de nouvelles opportunités commerciales. “La santé numérique est à un point d’inflexion, grâce à l’IA générative”, comme assurait Kimberly Powell, vice-présidente monde et directrice générale de l’activité santé de Nvidia, auprès de mind Health à l’été 2024. “La santé numérique de ces 20 dernières années était constituée de solutions permettant, grâce au machine learning, de faire des prévisions. Le deep learning a permis d’aller plus loin et d’extraire des informations avec un intérêt médical. Mais ces solutions n’étaient pas génératives, elles étaient juste plus prédictives. Aujourd’hui, on récupère des données de routine, on les met dans un modèle et on peut générer un travail qui pourrait correspondre à celui d’un humain” indiquait-elle.

Les modèles multimodaux émergent comme un vecteur d’innovation en puissance chez les GAFAM. Le lancement de Med-Gemini en atteste. Cette famille de modèles multimodaux spécialisés en médecine a été officiellement présentée en avril 2024. Les LMM permettent de saisir des données d’entrée d’un ou plusieurs types (texte, vidéo ou image) et de générer des résultats sans se limiter au type de données utilisé au départ. Les modèles de Med-Gemini seraient donc capables d’analyser des dossiers médicaux électroniques ainsi que des scans 3D et 2D. 

Alphabet est l’acteur qui s’est intéressé au plus grand nombre de domaines différents appliqués à la santé, à savoir cinq, contre quatre pour Nvidia et trois pour Amazon et Microsoft. Meta ne s’est penché que sur celui des soins et Apple, comme à son habitude, uniquement sur le quantified-self.

Apple veut devenir un acteur du dispositif médical

Comme en 2023, les initiatives d’Apple sont peu nombreuses dans le secteur de la santé. Mais elles confirment la volonté du géant de Cupertino de basculer sur le volet du dispositif médical. En mai 2024, la FDA annonçait qu’elle avait accordé à Apple l’autorisation d’utiliser sa fonctionnalité de détection de la fibrillation auriculaire présente sur l’Apple Watch dans le cadre d’essais cliniques. La FDA précisait alors qu’il s’agissait de la première technologie de santé numérique qualifiée pour cette indication dans le cadre de son programme (Medical Device Development Tools). En septembre de la même année, Apple a présenté la série 10 de sa montre connectée, qui intègre un détecteur d’apnée du sommeil. Dans un communiqué, l’entreprise précisait qu’elle était en attente de l’autorisation de mise sur le marché de la FDA ainsi que d’autorités d’autres pays, notamment en Europe et au Japon. Quelques jours plus tard, le géant de Cupertino a obtenu une autre victoire : la FDA a accordé une autorisation De Novo à Hearing Aid Feature, la fonctionnalité permettant aux AirPods Pro de servir d’aide auditive. 

Avec le développement de l’IA ambiante, les GAFAM ciblent les professionnels de santé

Lorsqu’ils interviennent dans la santé, les géants technologiques américains s’intéressent majoritairement aux professionnels de santé, puisque c’est le cas d’environ 31 % des projets dans lesquels ils sont impliqués, contre 26 % pour les laboratoires (certains projets s’adressent à plus d’une cible). En outre, 16 projets concernent le grand public. À noter, une initiative peut cibler différentes clientèles, comme c’est le cas pour Apple. 

Des disparités existent cependant entre les acteurs : Nvidia s’adresse davantage aux entreprises, tous secteurs confondus, que ses concurrents, et Apple majoritairement au grand public. 

Les géants de la tech s’intéressent, par exemple, aux logiciels d’IA ambiante, qui s’appuient sur la voix et la retranscription automatique pour alléger la charge de travail des professionnels de santé et du personnel administratif. La société américaine Abridge, qui commercialise un outil d’IA ambiante dédié à la documentation clinique, a entamé l’an passé une collaboration avec Nvidia, visant à exploiter ses ressources de calcul et son expertise en matière de déploiement efficace de systèmes d’IA à grande échelle. Plus récemment, Abridge a également obtenu un investissement de NVentures, la société de capital-risque de Nvidia, dont le montant n’a pas été divulgué. 

Microsoft mise également beaucoup sur l’avènement des “AI Scribe” pour accompagner les médecins au quotidien pendant et après les consultations. Avec Dragon Copilot, présenté cette année à HIMSS, Microsoft veut créer un outil holistique, qui combine la reconnaissance vocale de l’outil Dragon Medical One – disponible en France depuis plusieurs années – et l’IA ambiante avec DAX Copilot, uniquement commercialisée aux États-Unis depuis quatre ans. “Notre objectif dans la santé est d’avoir pour les professionnels de santé et les médecins un copilote qui facilite la vie, en particulier en consultation externe” a expliqué Arnaud Wilmet à mind Health, à l’occasion du salon SantExpo 2025. Les premières fonctionnalités vont notamment permettre aux médecins de prescrire par la voix et de générer automatiquement des courriers. “La France est le deuxième pays d’adoption en termes de reconnaissance vocale après les États-Unis. Entre 20 et 25% des médecins en France utilisent Dragon Medical One”, note Arnaud Wilmet. Un chantier de co-construction a été engagé avec des hôpitaux pour “améliorer et adapter la solution, et apporter les ajustements nécessaires sur le plan réglementaire”, précise-t-il. Au sein du CHRU de Nancy par exemple, un premier PoC de 50 licences a été ouvert. L’établissement a commencé à implémenter de l’IA sur certaines tâches administratives (traitement des mails, applicatifs bureautiques, etc.) et élabore, à partir des différentes expérimentations mises en place, une “courbe d’apprentissage” de ces solutions qui va influencer sa future feuille de route de l’IA et de la donnée. 

Amazon s’est également lancé dans la course aux “AI Scribe” pour alléger la charge de travail administrative des équipes médicales de One Medical, son fournisseur de soins primaires dont l’acquisition a été finalisée en 2023. En octobre 2024, One Medical a annoncé le lancement de nouveaux outils d’IA grâce aux services d’IA générative d’AWS :  Amazon Bedrock et AWS HealthScribe.

Une avalanche de nouveaux produits et services basés sur l’IA

Pour s’inviter sur le terrain de la santé, en 2024, les GAFAM ont privilégié la mise en place de partenariats puisque ce type d’opérations a compté pour 36% du total. La dynamique concernant les nouveaux produits ou services (34%) a connu une accélération en 2024 avec 21 innovations lancées, contre 9 recensées en 2023.

Les GAFAM mettent au point des socles technologiques puissants pour les entreprises du domaine de la santé afin qu’elles développent leurs propres services. À titre d’exemple, Nvidia a lancé Nvidia Nim, une suite de 25 microservices. Basés sur des modèles d’IA générative et des API, ils permettent de créer et déployer des applications natives pour le cloud, pouvant s’appliquer à l’imagerie avancée, à la reconnaissance et au traitement du langage naturel, ainsi qu’à la prédiction et la simulation en biologie numérique.

Les autres géants de la tech ne sont pas en reste, AWS a signé un partenariat stratégique avec GE Healthcare. L’objectif est que le fabricant de dispositifs médicaux utilise les modèles d’Amazon Bedrock afin de construire ses propres applications d’IA générative. GE Healthcare entend également moderniser ses applications basées sur SageMaker (la plateforme d’apprentissage automatique d’Amazon) et utiliser le chatbot Amazon Q pour générer des suggestions de code et accélérer le développement de ses logiciels. Le laboratoire Bayer s’appuie, quant à lui, sur la technologie de Google Cloud pour créer une nouvelle plateforme d’innovation visant à aider les établissements de santé à créer des applications basées sur l’IA à destination des radiologues. 

NVentures dépasse GV en nombre d’investissements

Les GAFAM ont annoncé 13 investissements en 2024. NVentures ravit à GV son titre de premier investisseur en réalisant sept prises de participation. Outre les financements apportés à Abridge, NVentures a participé en 2024 aux levées d’EvolutionaryScale (142 M$), CytoReason (80 M$), Superluminal Medicines (120 M$), Arsenal Biosciences (325 M$), Hippocratic AI (17 M$) et Terray Therapeutics (120 M$). L’intérêt de NVentures se porte sur les entreprises qui explorent les possibilités de l’IA en santé. EvolutionaryScale développe ainsi des modèles d’IA générative appliqués à la biologie, CytoReason propose aux laboratoires des modèles d’IA pour les aider à améliorer les chances de succès de leurs candidats-médicaments et Hippocratic AI développe un LLM dédié au secteur de la santé.

GV a pour sa part réalisé six investissements en 2024, contre 16 en 2023. Le fonds d’investissement de Google a mené la série B de 125 M$ de Santa Ana Bio, une société d’immunologie de précision développant des thérapies ciblées pour les patients atteints de maladies auto-immunes et inflammatoires, et la série B de 32 M$ de PeopleOne Health, un fournisseur de soins primaires. GV a également participé à la levée de fonds de Diverge Health (52 M$), un autre fournisseur de soins primaires, ainsi qu’à celles de Vitara Biomedical (technologie pour les soins néonataux), Synapticure (soins numériques pour les maladies neurodégénératives) et Midi Health, une femtech déjà soutenue en 2023.