Accueil > Médias & Audiovisuel > [Enquête] Pourquoi des groupes médias français vont attaquer Google devant le tribunal de commerce [Enquête] Pourquoi des groupes médias français vont attaquer Google devant le tribunal de commerce Selon nos informations, Les Echos-Le Parisien, L’Equipe, Le Figaro, Prisma Media et d’autres acteurs, présents dans l’édition média, la publicité et les contenus d’e-commerce, vont assigner ces prochains jours Google devant le tribunal de commerce de Paris. Ils réclament au total plus d’un milliard d’euros en dédommagement du préjudice causé par l’abus de position dominante du groupe américain et ses pratiques fautives dans la publicité numérique, constatés par l’Autorité de la concurrence en 2021. Par Jean-Michel De Marchi. Publié le 23 mai 2024 à 13h21 - Mis à jour le 24 mai 2024 à 17h43 Ressources Google va devoir faire face à de nouvelles actions en justice engagées par les éditeurs français. Plusieurs groupes très présents dans la publicité, notamment Le Figaro, Les Echos-Le Parisien, L’Equipe et Prisma Media, mais aussi un groupe diversifié et un acteur de contenus e-commerce, sont en effet sur le point d’attaquer le groupe américain devant le tribunal de commerce de Paris, a appris mind Media auprès d’une dizaine de sources différentes, la plupart ayant requis l’anonymat. Ils déposeront leurs assignations dans les tout prochains jours – sans doute début juin ou peu après -, chacun de façon individuelle, comme le veut la procédure, pour demander réparation de dommages concurrentiels causés par Google sur le marché de la publicité en ligne entre 2014 et 2020. Leur action est la conséquence de la décision de l’Autorité de la concurrence de juin 2021, la première dans le monde condamnant Google pour abus de position dominante dans la publicité display. L’organe avait constaté une série d’entraves et d’actions visant à fausser le marché de l’adserving des éditeurs de médias en ligne et d’applications et des SSP pour favoriser ses propres intérêts entre le 1er janvier 2014 et le 30 septembre 2020 au moins. L’Autorité a présumé des pratiques ayant débuté avant 2014, dès le rachat de Doubleclick en 2008, sans pouvoir le démontrer et donc retenir cette date dans sa décision. Lors de la vente d’espaces publicitaires, notamment, les comportements de Google favorisaient – imposaient, disent les éditeurs – l’utilisation de sa SSP AdX, interconnectée avec son adserver DFP (consolidés dans GAM) via des mécanismes d’auto-préférence : le groupe prélevait alors en moyenne 20 % de commission sur les revenus versés aux éditeurs, selon l’Autorité. Publicité en ligne : la Commission européenne approfondit son enquête sur l’abus de position dominante de Google Des discussions sans issue depuis trois ans “Notre préjudice a été reconnu de façon très claire par l’Autorité de la concurrence. Il est temps d’agir et de défendre nos droits, même si c’est long et coûteux”, souligne auprès de mind Media Emmanuel Alix, directeur du numérique de L’Équipe. “Nous demandons uniquement la réparation de notre préjudice, abonde Marc Feuillée, directeur général du Figaro. Nous aimerions négocier et trouver des accords, mais si nous agissons en justice, c’est parce que nous ne sommes pas écoutés et nos droits ne sont pas respectés, nous sommes obligés d’en passer par là”. Dans sa décision, le gendarme de la concurrence avait eu des mots particulièrement sévères vis-à-vis du groupe américain : “Les pratiques en cause sont particulièrement graves car elles ont pénalisé les concurrents de Google sur le marché des SSP et les éditeurs de sites et d’applications mobiles. Parmi ceux-ci, les groupes de presse – dont ceux qui sont à l’origine de la saisine de l’Autorité – ont été affectés alors même que leur modèle économique est par ailleurs fortement fragilisé par la décrue des ventes d’abonnements papier et la baisse des revenus publicitaires associés (…). L’instruction, menée particulièrement rapidement, a permis de révéler des processus par lesquels Google, prenant appui sur sa position dominante considérable sur les serveurs publicitaires pour sites et applications, se favorisait par rapport à ses concurrents, tant sur les serveurs publicitaires que les plateformes SSP. Ces pratiques très graves ont pénalisé la concurrence sur le marché émergent de la publicité en ligne, et ont permis à Google non seulement de préserver mais aussi d’accroître sa position dominante.” Après moins de deux ans de procédure, Google a souhaité au printemps 2021 transiger avec l’Autorité et ne pas contester les faits : l’accord négocié lui a permis de réduire largement son amende, fixée à 220 millions d’euros, sous réserve de mettre en oeuvre une série d’engagements correctifs dans son infrastructure publicitaire – des engagements proposés par Google et acceptés par l’Autorité – afin de modifier le fonctionnement de son service publicitaire DFP et de sa plateforme de vente AdX (Google Ad Manager). Pourquoi l’Autorité de la concurrence française inflige une amende de 220 millions d’euros à Google Depuis cette décision, de nombreux médias ont tenté d’obtenir réparation. Les discussions avec Google se sont étirées pendant plus de deux ans, mais elles n’ont pas abouti à de véritables négociations, le groupe américain tentant même d’associer ces discussions avec d’autres plus globales liées à des accords commerciaux et au droit voisin, selon certains acteurs. Les éditeurs se sont finalement rendus à l’évidence : Google n’a jamais eu vraiment l’intention de les indemniser pour le préjudice subi. “Malgré la décision de l’Autorité de la concurrence et la transaction conclue avec elle, Google n’a jamais totalement assumé son comportement, ni reconnu explicitement ses pratiques fautives. Il y a une ambiguïté juridique dans la non contestation des griefs auprès de l’Autorité que Google exploite”, indique à mind Media un expert juridique impliqué dans le dossier. Autrement dit, ne pas contester les faits n’équivaut pas automatiquement en droit à une reconnaissance de culpabilité, même si l’argument sera ténu devant le tribunal de commerce. Plusieurs initiatives distinctes mind Media a connaissance d’une demi-douzaine de premières assignations en justice sur le point d’être effectuées par différents acteurs, probablement début juin ou peu après. Pour des raisons d’affinités, de choix stratégiques et d’économies dans les frais de procédure engagés, ces acteurs ont coordonné leur action au sein de deux groupes différents. Un premier groupe associe Les Echos-Le Parisien, Prisma Media et Le Figaro – lequel avait initié en 2019 la plainte devant l’Autorité de la concurrence aux côtés de Rossel-La Voix et News Corp avant de se désister en novembre 2020. Ce trio a préparé ses procédures contentieuses de longue date. Leurs trois assignations seront adressées dans les tout prochains jours, fin mai ou début juin, selon plusieurs sources proches de ces acteurs. Ils ont opté pour le même cabinet d’avocats, Orrick, spécialisé en droit européen et droit de la concurrence. “Nous exigeons auprès des plateformes une concurrence non faussée et l’application des lois, que ce soit celle sur les droits voisins ou celles sur la concurrence, nous indique un éditeur participant à la procédure. Il y a une asymétrie très forte avec les plateformes, et avec Google en particulier, avec des procédures longues et coûteuses. Mais il faut agir, l’Autorité de la concurrence a clairement établi des comportements anti-concurrentiels avec des enchères programmatiques tronquées.” Le chiffrage de leur préjudice repose sur une étude commandée auprès du cabinet Oiko, spécialisé en économie de la concurrence. La demande de réparation financière liée à un contentieux concurrentiel repose sur des arguments objectifs et subjectifs qui peuvent varier selon le grief reproché, le dommage subi et la stratégie des demandeurs. Le chiffrage peut ou non intégrer la perte éprouvée, la perte de chance et le préjudice moral. Le deuxième groupe qui s’apprête à assigner Google sur les mêmes bases est constitué de L’Équipe et d’au moins deux autres acteurs, des groupes très significatifs dans les médias et la publicité qui préfèrent rester discrets. Ceux-là ont choisi le même cabinet d’avocats pour les assister dans leurs actions ; Dazi Associés, dirigé par Fayrouze Masmi-Dazi. L’avocate pilote déjà différentes procédures antitrust entamées tout au long de ces trois dernières années contre Apple par le Geste : une action ouverte en décembre 2021 devant l’Autorité de la concurrence en France pour des pratiques jugées anti-concurrentielles dans son kiosque applicatif App Store, une action similaire ouverte aux Etats-unis en août 2022, et une troisième entamée devant l’Autorité de la concurrence en février 2022, cette fois pour son dispositif anti-tracking ATT. “Toutes les conditions sont réunies pour obtenir réparation, souligne Fayrouze Masmi-Dazi. Il n’y a pas de doute sur les pratiques fautives et leur impact sur les éditeurs, l’Autorité de la concurrence a été très claire. La question porte plutôt sur le calcul du préjudice et le calendrier pour y parvenir.” Du fait de leur place importante dans l’écosystème publicitaire, le montant total réclamé en justice par ce groupe est très significatif. Ils appuient, eux, leurs prétentions sur une analyse économique commandée au cabinet Charles River Associates, spécialisé dans le conseil économique et financier. Joëlle Toledano (CNNum) : “Si on procède avec l’IA générative de la même manière que pour les droits voisins, on repartira sur le même scénario, en pire” Les hésitations de certains médias Selon nos informations, les montants réclamés avoisinent au total 1 milliard d’euros. Les requérants espèrent maintenant un appel d’air : des groupes médias s’estimant affectés dans leurs revenus publicitaires en ligne pourraient à leur tour se présenter devant le tribunal de commerce. Certains réfléchissent et examinent leur intérêt stratégique : agir en justice ou tenter une nouvelle fois de négocier avec Google ? D’autres n’y voient pas un intérêt financier évident du fait d’un chiffre d’affaires publicitaire relativement limité en ligne. C’est le cas du groupe la Dépêche du Midi. “Nous avons étudié l’opportunité d’agir en justice, mais nous estimons pour l’instant que le préjudice évalué sur la période concernée n’est pas suffisant dans notre cas pour justifier une procédure”, indique Jean-Nicolas Baylet, directeur général du groupe, dont les revenus publicitaires numériques étaient limités entre 2014 et 2020. Ce type d’affaire liée au droit de la concurrence fait en effet très souvent appel à la fois à des avocats et à une expertise économique complète et peut atteindre jusqu’à 100 000 euros de coûts pour un éditeur s’il agit seul. Ce qui explique le regroupement d’acteurs pour partager une partie des frais et les hésitations à lancer des contentieux. Au sein du groupe Ebra, on examine encore l’opportunité, sans être vraiment convaincu, en l’état, d’un impact suffisant. Les éditeurs et concurrents de Google désirant se prévaloir de la décision de l’Autorité de la concurrence doivent néanmoins veiller au délai de prescription de cinq ans à compter de la décision de l’Autorité de la concurrence publiée en juin 2021, appliquée en cas d’inaction. Le regard des professionnels de l’adtech sur les enjeux du secteur en 2024 “Ce sont des procédures longues, complexes, chronophages pour les équipes internes et coûteuses en avocats et frais annexes, sans certitude d’atteindre les objectifs initiaux. Il faut faire le rapport risques-bénéfices ; aller en justice n’est pas toujours la meilleure option pour un éditeur, même si nous y réfléchissons à Ouest-France”, confirme Maud Lévrier, directrice transformation, numérique et distribution de Ouest-France. Cet enjeu financier freine une partie des éditeurs. Il est probable que la plupart des acteurs assignant Google acceptent d’ailleurs de négocier avec le groupe avant la fin de la procédure pour peu que celui-ci le veuille et leur propose un dédommagement satisfaisant. Ce qui n’empêche pas la quasi-totalité des acteurs contactés de se montrer fermes. “Nous ne laisserons plus rien passer avec les plateformes et nous défendrons nos droits sur tous les terrains, lors de discussions lorsqu’elles sont possibles ou devant les tribunaux s’il le faut. L’enjeu est trop important. On parle ici du respect des lois et du respect des droits des médias et de leur viabilité économique au service de la démocratie. Nos sociétés ont jusqu’à présent accepté l’inacceptable, il faut maintenant mener une bataille féroce”, souligne François-Xavier Lefranc, président du directoire de Ouest-France. Google réagit Nous avons contacté Google pour lui donner la possibilité de réagir concernant ces assignations imminentes, et pour lui demander si le groupe admet des pratiques fautives liées à l’adserving pour les éditeurs et les SSP constatées par l’Autorité, si d’éventuelles discussions avec les médias ont lieu depuis pour un dédommagement, et si le groupe acceptait de les indemniser. Google ne nous a pas répondu sur ces points mais a livré un commentaire global : “Bien que nous soyons en désaccord avec ces affirmations, nos engagements auprès de l’Autorité de la concurrence française démontrent l’ampleur du travail effectué avec les régulateurs afin de répondre aux questions concernant notre activité. Nos outils publicitaires, ainsi que ceux de nos nombreux concurrents, aident des millions de sites web et d’applications à financer leur contenu et permettent aux entreprises de toutes tailles d’atteindre efficacement de nouveaux clients. La concurrence accrue dans le domaine de la technologie publicitaire a rendu les publicités en ligne plus pertinentes, réduit les frais et élargi les options offertes aux éditeurs.” ___Mise à jour à 19h35 : ajout des réactions de Marc Feuillée et de Google. Jean-Michel De Marchi AdserverAdtechConcurrenceDuopoleGAFAMJuridiquePublicité programmatiqueRéglementationSites d'actualitéSSP Besoin d’informations complémentaires ? 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