Accueil > Financement > Marchés de capitaux > L’industrie financière, un candidat tout désigné pour l’informatique quantique L’industrie financière, un candidat tout désigné pour l’informatique quantique De la R&D à la pratique, c’est la transition vers l'informatique quantique que préparent les acteurs de la finance, à l’image du Crédit Mutuel et du Crédit Agricole en France. Pour opérer ce changement et accélérer des cas d’usage en intelligence artificielle, un ordinateur quantique pleinement fonctionnel est nécessaire. Cet horizon de l'avantage quantique approche à grands pas. Par Christophe Auffray. Publié le 22 mars 2024 à 11h07 - Mis à jour le 28 mars 2024 à 9h13 Ressources Les points clés Qu’il s’agisse de modélisation, d’optimisation ou d’analyse de risque, l’informatique quantique ouvre des perspectives prometteuses pour l’industrie financière. Des développements matériels et logiciels sont encore nécessaires pour atteindre l’avantage quantique, le niveau de performance reconnu à un ordinateur quantique lorsque celui-ci exécute un calcul plus rapidement que les meilleurs supercalculateurs classiques. L’ordinateur quantique ne viendra pas remplacer les capacités actuelles. Sa valeur réside dans l’amélioration des modèles existants et dans une forme d’hybridation avec le calcul haute performance (HPC) L’IA générative prend toute la lumière depuis fin 2022. Ce n’est cependant pas la seule technologie à figurer sur le radar des acteurs de la finance. L’informatique quantique est un autre candidat sérieux, même si le cap de la maturité se situe moins à court terme que pour la GenAI. Depuis plusieurs années déjà, aux États-Unis entre autres, les géants du secteur financier mènent des projets de recherche, déposent des brevets et conçoivent de premiers prototypes d’applications quantiques. JPMorgan s’intéresse, par exemple, à l’approche quantique pour l’analyse de risque ou l’optimisation de portefeuille. Du simulateur au véritable ordinateur quantique Goldman Sachs planche sur des algorithmes quantiques appliqués au pricing d’instruments financiers, quand Wells Fargo ambitionne de propulser des modèles de machine learning grâce à un ordinateur quantique afin de mieux prédire l’évolution d’indices boursiers et d’autres actifs financiers. Afin de transformer ces projets et recherches en véritables outils financiers en production, les industriels de la finance ont cependant besoin d’un ordinateur quantique finalisé, et non plus seulement d’un prototype ou d’un simulateur. Or, dans ce domaine, les développements se sont fortement accélérés en 2023 et 2024. Plusieurs constructeurs sont engagés dans cette course. Le Français Pasqal, cofondé par le Nobel de physique Alain Aspect, fournit déjà des ordinateurs quantiques de plus de 100 qubits (l’indicateur utilisé pour mesurer la puissance d’un ordinateur quantique) à certains utilisateurs. Et dès 2026, la startup ambitionne d’atteindre 10 000 qubits. Quandela, une autre jeune pousse tricolore du secteur, a inauguré le 18 mars la mise en service de son système MosaiQ au sein d’un datacenter d’OVHcloud. Le fabricant annonce toutefois une autre unité de mesure puisque son ordinateur est disponible dans des versions allant de 2 qubits à 12 qubits photoniques. Comme le souligne le CEA, différents types de qubits s’affrontent (qubit supraconducteur, qubit silicium, qubit à ions piégés et qubit photonique). Le domaine de l’informatique quantique est encore loin de disposer de standards et la recherche se poursuit. Pasqal promet néanmoins à brève échéance une utilité commerciale, une tolérance aux pannes et une mise à l’échelle au-delà de 1 000 qubits. De premiers cas d’usage en production dans quelques années L’heure est encore aux développements matériels et logiciels pour concevoir “un ordinateur quantique générique ou parfait”, indique Pierre Jaeger, leader quantique chez IBM. Soyons clair, nous n’en sommes pas à la phase de production.” Le groupe américain développe pour sa part une approche numérique via des systèmes quantiques basés sur des portes, tandis que Pasqal déploie une double capacité numérique et analogique. “Le principal avantage de l’approche numérique est son universalité. (…) Le problème est que les ordinateurs quantiques actuels ne peuvent exécuter que des séquences extrêmement courtes avant que les résultats ne deviennent peu fiables. (…) En revanche, le mode analogique est un peu moins polyvalent, mais aussi moins sensible aux erreurs (bruit)“, souligne la start-up française. Pour l’heure, le développement de la filière repose sur des systèmes intermédiaires : les simulateurs et accélérateurs NISQ (Noisy Intermediate-Scale Quantum). En conséquence, l’informatique quantique vise d’abord à “développer de la propriété intellectuelle, des équipes, des premiers prototypes permettant de confirmer les hypothèses, et de la maîtrise. Pour certains cas d’usage, la production est envisageable dans quelques années. Concernant les autres, il en faudra beaucoup plus”, commente l’expert. Pour ces applications, il convient au préalable de faire progresser très significativement tant le matériel que les algorithmes quantiques. Dans cette optique, les constructeurs n’avancent pas seuls. IBM revendique plus de 300 partenaires et Pasqal, comme ses concurrents, étend son réseau. La start-up indique compter “plus de 50 clients et partenaires issus de sociétés figurant au classement Fortune 500”, dont le Korea Advanced Institute of Science and Technology (KAIST) depuis février 2024. Les instituts de recherche, mais aussi des géants de la finance et de l’industrie, sont impliqués dans les travaux sur le quantique. Passer de la R&D à la mise en production nécessite plusieurs composants. Le matériel en particulier. “IBM, et d’autres acteurs aussi, sont persuadés que faire de la simulation quantique sur un puissant HPC – c’est-à-dire simuler un ordinateur quantique sur une machine de calcul très performante – présente un intérêt, mais uniquement pour du développement”, déclare Pierre Jaeger. Une proximité nécessaire avec la data science L’étape suivante nécessite donc de disposer de machines quantiques afin de tester le code en conditions réelles conçues sur les simulateurs. “Coder en informations quantiques n’est pas si simple. Cela se heurte à des problématiques, en particulier tant que les systèmes ne répondent pas pleinement aux enjeux de correction d’erreurs ou de la tolérance aux pannes”, justifie-t-il. À l’équipement quantique s’ajoute le volet logiciel, “le moins fermé et le plus open source possible”. Et IBM, qui collabore avec des partenaires sur la couche logicielle et les algorithmes, de citer l’ouverture à la communauté de son langage de programmation Qiskit. Les compétences, notamment en data science, sont un autre prérequis. “Dans la finance, il y a un vrai intérêt à se rapprocher des structures de data science et de gestion de la donnée”, souligne Pierre Jaeger d’IBM, citant aussi les analystes quantitatifs en finance de marché, les actuaires ou les professionnels de la gestion des risques. “Il faut leur libérer du temps pour le quantique… ce qui avec la frénésie autour de l’IA n’est pas toujours très simple. C’est un choix stratégique à faire. Certaines entreprises décident d’y renoncer pour se concentrer sur l’IA. Mais ne pas se lancer aujourd’hui, c’est demain être contraint d’acheter des licences et de la propriété intellectuelle à d’autres”, prévient Pierre Jaeger. Banques et compagnies d’assurance réunissent plusieurs des éléments nécessaires pour commencer à s’approprier l’informatique quantique, dont un usage intensif du machine learning et des capacités d’investissement conséquentes. En outre, “leur outil informatique constitue leur usine et même leur cœur de métier”, juge Pierre Jaeger. Des applications distinctes dans le retail et la BFI Le quantique doit ainsi permettre à l’industrie financière d’alimenter différents usages, avec des spécificités entre banque de détail et banque de financement et d’investissement (BFI). IBM déclare publiquement travailler dans ce domaine avec Crédit Mutuel, HSBC, Wells Fargo, JPMorgan, Itaú Unibanco, ainsi que des assureurs et organismes financiers publics dont l’identité reste confidentielle. Matmut travaille sur la tarification du risque auto et la détection de la fraude Parmi les premières institutions financières françaises positionnées sur le sujet de l’informatique quantique, on retrouve la Matmut. La mutuelle rouennaise, sous l’impulsion de son CTO Sébastien Marie, travaille sur deux cas d’usage en lien avec la start-up Qbitsoft. Le premier consiste à utiliser le recuit quantique (“quantum annealing”), une technologie intermédiaire entre les supercalculateurs traditionnels et les ordinateurs quantiques universels, pour mieux classifier les véhicules par risque et optimiser la tarification. Le second, un projet de plus long terme (baptisé AQDEF pour avantage quantique pour la détection de fraudes), porte sur la combinaison de réseaux bayésiens fonctionnant sur une architecture classique et d’un système quantique Pasqal pour optimiser l’analyse et les process dans la lutte contre la fraude à l’assurance. Pour cette seconde expérimentation, le groupe Matmut bénéficie du pack quantique, un dispositif mis en place en 2020 par la région Ile-de-France, avec l’appui de Teratec, GENCI et Le Lab Quantique. Deux autres acteurs ont également embarqués : Natixis CIB (avec Multiverse Computing) et Allianz France (avec Multiverse Computing et IQM Quantum Computing). Le premier, pour un projet d’évaluation des risques de portefeuilles de produits dérivés, et le second, pour la détection de cybermenaces. IBM estime envisageable, à une échéance “assez proche”, de créer de la valeur (à défaut de ROI à ce stade) autour des cas d’usage associés à l’intelligence artificielle dans la banque de détail, par exemple pour la lutte contre le blanchiment (AML), la détection de la fraude ou l’analyse de portefeuilles. “À l’inverse, l’horizon est plus lointain, c’est-à-dire vers la fin de la décennie, pour les grands modèles de simulation : value at risk, risque de crédit, simulation de Monte-Carlo, stress test , etc.”, estime Pierre Jaeger. Illustration avec le Crédit Mutuel dont les travaux autour de l’informatique quantique portent sur les schémas de reconnaissance de fraude, les modèles AML ou encore l’analyse de portefeuilles pour identifier les clients mécontents. Ces usages sont déjà aujourd’hui couverts par l’IA traditionnelle, comme ils étaient traités auparavant par d’autres méthodes. Le quantique s’inscrit donc dans une évolution des systèmes d’IA existants. D’ailleurs, pour le leader quantique d’IBM, il convient de parler d’hybridation entre code d’IA classique et code d’IA quantique. “Le code peut être hybridé aujourd’hui et nous pouvons faire la démonstration d’une valeur ajoutée, même sur un petit nombre de jeux de données”, assure-t-il. Quantum Factory au Crédit Mutuel pour infuser au sein de l’IT En se concentrant sur quelques cas d’usage prioritaires, et sur la base de leurs propres données, les acteurs de la finance préparent des prototypes jusqu’à pouvoir les porter sur des ordinateurs quantiques fonctionnels. Les nouveaux algorithmes d’IA ne sont toutefois pas amenés à se substituer aux solutions d’IA temps réel déployées. “Le quantique ne se situe pas dans un mode transactionnel, mais bien plus sur du batch”, pointe Pierre Jaeger. Au Crédit Mutuel, la collaboration avec IBM a démarré en 2022 par une phase dite d’exploration. “C’était un sprint en méthode agile. Il s’est échelonné sur 9 mois”, précise l’expert d’IBM. Au terme de cette période, la banque signait un partenariat stratégique, officialisé lors de Vivatech en juin 2023. Cas d’usage et résultats sont confidentiels en revanche. Pour accroître ses compétences et acculturer, Crédit Mutuel a mis sur pied une Quantum Factory, comme elle avait lancé sa Cognitive Factory sur l’IA. Objectif : infuser cette nouvelle accélération de calcul dans toutes les strates de l’IT du groupe. Les travaux en informatique quantique en BtoB, notamment au niveau de la BFI, ont d’autres finalités. La première : créer de la propriété intellectuelle – susceptible ensuite d’être monétisée sur le marché. Les entreprises peuvent aussi préparer de futurs modèles appelés à s’imposer comme des standards dans l’industrie, par exemple concernant les stress tests. Pricing des offres, détection des faux-positifs sur la fraude, personnalisation des conseils aux clients… des cas d’usages sont à l’étude. Ils ne sont pas nouveaux. L’apport de l’informatique quantique réside d’abord dans l’amélioration des modèles existants. 200 qubits logiques en 2029 pour IBM Dans la BFI, Crédit Agricole CIB a, lui, fait le choix en 2021 de s’associer à Pasqal et à Multiverse Computing pour des applications dans les domaines de la valorisation de produits financiers et de la mesure des risques de crédit. En janvier 2023, la filiale du groupe revendiquait le succès de ses deux expérimentations. “Dès 50 qubits, les résultats obtenus sont aussi précis que les résultats en production. Les projections indiquent que cette performance pourra être dépassée à partir de 300 qubits, puissance qui devrait être disponible industriellement en 2024”, indique CACIB. À quand une telle capacité de calcul ? Pasqal précise fournir plus de 100 qubits aujourd’hui et 10 000 en 2026. Pour IBM, la cible, c’est les “qubits logiques”, à distinguer des “qubits bruités”, et donc des ordinateurs tirant parti d’une “puissance logique”. Le géant américain prévoit d’être le premier avec un démonstrateur correspondant en 2026. En 2029, IBM se fixe pour objectif d’annoncer un ordinateur à 200 qubits logiques offrant la capacité de réaliser 100 millions d’opérations, mentionne Pierre Jaeger. À titre de comparaison, la cible en 2024 sur ses processeurs les plus évolués est de 5 000 opérations. “Au moment où le programme Proqcima de l’État français devrait atteindre les 128 qubits logiques, nous estimons que nous serons à 2 000 qubits pour un milliard d’opérations réalisables”, indique Pierre Jaeger, qui évoque des avancées en 2023 sur le hardware et les couches basses du logiciel. Ces progrès doivent permettre à IBM de basculer sur de premiers cas d’usage du quantique en production dans deux ans. Presque demain donc. Christophe Auffray informatique quantique Besoin d’informations complémentaires ? 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