Accueil > Investissement > Chute des valorisations tech : fintech et investisseurs adaptent leur stratégie Chute des valorisations tech : fintech et investisseurs adaptent leur stratégie Depuis début 2022, les valorisations des fintech cotées et non cotées ont subi une forte correction. Les start-up se mettent en ordre de marche pour s’adapter à un nouvel environnement de marché : rationalisation des coûts, priorité donnée à la rentabilité sur la croissance à tout prix, renoncement à des tours de financement… De leur côté, les investisseurs reprennent le pouvoir et imposent aux fintech des conditions plus drastiques de financement. Par Aude Fredouelle. Publié le 14 septembre 2022 à 14h25 - Mis à jour le 16 septembre 2022 à 12h33 Ressources Début juillet, le spécialiste suédois du paiement fractionné Klarna, fleuron de la fintech européenne, a marqué les esprits en se valorisant à 6,7 milliards de dollars post-money à l’occasion d’une augmentation de capital de 800 millions de dollars… soit 85 % de moins qu’un an auparavant. Un freinage brutal qui illustre une tendance de fond dans le secteur fintech. Depuis le début de l’année, les valorisations sont revues à la baisse, après plusieurs années d’euphorie. La crise du Covid-19, accélérateur de la bulle fintech En 2020, la crise du Covid-19 et les confinements avaient pu laisser présager une correction et un gel des investissements (lire notre article “Covid-19 : quel impact aura la crise sur le financement des fintech ?”, publié le 8 avril 2020). Mais la frilosité des investisseurs n’a finalement été que très passagère et une phase initiale attentiste a même contribué à la hausse des valorisations dans le secteur. Notre baromètre sur les levées de fonds des fintech en France “Les investissements ont été mis en pause pendant six mois, soit un cycle de levée de fonds, car l’urgence pour les fonds était de gérer leurs participations existantes, analyse Adrien Choquet, associé en corporate finance chez Banque Hottinguer. Mais “une fois passée la frayeur des premières semaines, on s’est rendu compte que les usages du secteur tech explosaient avec le travail à distance, la livraison, l’e-commerce… Cela a donné du regain à l’investissement”, se souvient Ben Marrel, fondateur et CEO de la société d’investissement Breega. Résultat : la tech est devenue une valeur refuge, ayant résisté au confinement. “Dans le même temps, nous nous sommes retrouvés avec énormément de liquidités non investies, et des business models validés dans un contexte très particulier, poursuit Adrien Choquet. Un contexte qui a permis à la bulle qui avait déjà commencé à se matérialiser de gonfler encore. Les investisseurs se sont montrés parfois moins regardants sur les processus de due diligence et les valorisations pour combler les retards d’investissement.” D’autant que de nouveaux investisseurs ont afflué sur le segment. “Des fonds dont ce n’est pas le métier comme des hedge funds sont venus investir sur les gros tours des sociétés tech”, souligne Ben Marrel. Les levées de fonds en santé numérique, côté coulisses (mind Health) En 2021 et début 2022, les annonces de levées de licornes se sont aussi multipliées. Fin 2020, 56 fintech étaient valorisées plus d’un milliard de dollars dans le monde, selon le site spécialisé Tradingpedia. En 2021, 138 supplémentaires ont rejoint leurs rangs. Et 47 autres pendant les cinq premiers mois de l’année 2022. Inflation et hausse des taux Mais en ce début d’année 2022, “la situation macroéconomique a durablement impacté les marchés de financement, à la fois equity et dette”, explique Vanessa Sorel, promue directrice en charge du pôle fintech au sein de la banque d’affaires Clipperton. À l’origine de ce bouleversement : l’inflation, notamment due aux conséquences de la crise du Covid-19, avec une hausse de la demande et une chute de l’offre causée par les confinements et les problèmes d’approvisionnement, mais aussi à l’augmentation des prix de l’énergie. La remontée rapide des taux directeurs décidée pour limiter l’inflation a entraîné “une contraction de la liquidité sur les marchés, ce qui n’était pas le cas en 2021, car les taux étaient bas et l’accès à des liquidités facile”, décrypte Vanessa Sorel. L’inflation et la hausse des taux d’intérêt ont poussé les investisseurs à plus de prudence. “Aux États-Unis, les valeurs technologiques présentaient des “yields” (ratios de rendement, Ndlr) raisonnables de 7 à 10 % par an vers 2012 et 2013, quand les taux étaient très faibles, note Ben Marrel. En décembre 2021, le “yield” des valeurs américaines était tombé à 1,8 point, ce qui n’est pas soutenable.” Effondrement du Nasdaq Résultat : début 2022, les marchés actions, et notamment les sociétés tech, ont connu une correction. “L’impact a été immédiat, car les investisseurs ont réalloué leurs portefeuilles”, explique Vanessa Sorel. Les stratégies d’investissement ont été orientées vers des actifs moins risqués. Après un sommet atteint en novembre 2021, l’indice du Nasdaq a ainsi perdu plus du quart de sa valeur au premier semestre 2022. Évolution du Nasdaq entre septembre 2021 et septembre 2022. Source : Google Finance Les fintech ont été les plus durement touchées, elles qui avaient bénéficié de la “bulle” et des valorisations extrêmement élevées. Selon le Financial Times, les actions des fintech ont chuté en moyenne de plus de 50 % entre janvier et juillet 2022, contre 29 % pour l’indice du Nasdaq. Leurs valorisations cumulées ont diminué de 156 milliards de dollars sur la période. Évolution des valorisations boursières de PayPal, Robinhood, Affirm et Coinbase sur le Nasdaq et Block (ex-Square) sur le NYSE. Source : Google Finance Une chute qui a affecté par la suite toute la chaîne du capital-risque, jusqu’aux Séries A. “L’évolution des valorisations des sociétés tech nord-américaine et du Nasdaq est selon moi l’élément qui a eu le plus gros impact sur les valorisations des fintech non cotées, assure Marie-Capucine Lemétais, partner chez Ring Capital. Le marché coté est toujours une référence et le coup de froid sur les valeurs tech du Nasdaq a enrhumé tout le secteur.” Adrien Choquet confirme : “avec la baisse du Nasdaq, s’introduire en Bourse présente moins d’intérêt. Par conséquent, les investisseurs spécialisés dans le growth ou late stage arrêtent d’investir puisque la sortie est incertaine.” Une réaction en chaîne qui s’étend ensuite progressivement à toute la chaîne du financement : “les multiples de sorties boursières ayant chuté, les investisseurs veulent payer moins cher les séries E pour assurer la rentabilité, et cela impacte les séries D, etc…” décrit Ben Marrel. Et les acteurs du private equity et growth, qui “s’étaient beaucoup intéressés à la tech ces dernières années quitte à revoir leurs contraintes sur la rentabilité, ont été échaudés et ont préféré déserter le secteur pour se réintéresser à des sociétés plus traditionnelles”, ajoute Marie-Capucine Lemétais. Chute des valorisations dans le non coté Concrètement, “les multiples d’ARR [revenu annuel récurrent, Ndlr] ont été divisés par deux”, assure Marie-Capucine Lemétais. “Hormis des cas exceptionnels comme Tink [racheté par Visa pour 1,8 milliard d’euros alors que la société enregistrait 30 millions d’euros de revenu annuel récurrent, soit un multiple de 60, Ndlr], on estimait avant qu’un multiple de 15 fois l’ARR représentait une belle valorisation pour une fintech SaaS, note de son côté Adrien Choquet. Aujourd’hui, on tourne plutôt autour de 10 fois l’ARR.” Chez Ring Capital, Marie-Capucine Lemétais évoque plutôt “des valorisations entre 3 et 5 fois l’ARR, contre 8 à 10 auparavant”. Une contraction illustrée à l’étranger par l’exemple de Klarna, mais aussi, par exemple, par l’annulation du rachat de la fintech américaine Wealthfront par le suisse UBS. La banque privée avait annoncé l’acquisition en janvier pour 1,4 milliard de dollars et a finalement fait marche arrière en septembre. Un coup de froid qu’elle analyse comme un “rattrapage à la suite d’une période d’euphorie qui ne peut durer éternellement, avec des valorisations très élevées et dont tout le monde attendait de voir la fin”. Ben Marrel y voit lui aussi un “rappel à l’ordre” suivant l’envolée des valorisations. Tous s’accordent à dire que la correction devrait être durable. Elle “s’inscrit dans un environnement à moyen terme puisque les remontées des taux sont durables”, souligne ainsi Vanessa Sorel. Serrer la ceinture Les fintech ayant bouclé des tours de financement avant la chute des valorisations ont du temps devant elles et espèrent la reprise. La plupart rationalisent tout de même leurs coûts et diminuent leur “burn rate” (liquidités “brûlées” mensuellement). Elles s’orientent désormais vers la recherche de rentabilité plutôt que sur la croissance à tout prix, afin de préserver leur trésorerie et éviter un nouveau tour de table à prix cassé, en attendant une embellie. “Les fonds conseillent à leur portefeuille de conserver leur cash pendant un an et d’attendre, car ils sont encore assez confiants quant à la reprise”, commente Adrien Choquet. Ben Marrel estime en effet que “les valorisations remonteront peut-être, même si cela n’atteindra pas celles que l’on a connues récemment”. D’où les plans de départ annoncés par de nombreuses fintech depuis le début de l’année : d’après les données compilées sur le site Layoffs, 700 chez Klarna (10 % des effectifs), 300 chez Robinhood, 159 chez Wealthsimple (13 % des effectifs), 45 chez Freetrade (15 %), 65 chez Curve (10 %), 100 chez SumUp (3 %), 50 chez Kontist en Allemagne (25 %), 340 chez Robinhood (9 %), 112 chez SoFi (7 %)… De son côté, le challenger Revolut a mis en place un plan d’économies baptisé “Project Prism”, récemment décrit dans le Financial Times. Pour les fintech ayant prévu un tour de table au second semestre 2022, les mois à venir s’annoncent plus difficiles. ”Plusieurs grosses Séries B et C ont été stoppées en France, rapporte Marie-Capucine Lemétais. Des sociétés avec de belles croissances de 50 à 60 % sans être en hypercroissance, qui perdent beaucoup d’argent avec quasiment 100 % de marge négative Ebitda. Celles-ci parvenaient encore à lever début 2022”. Le site spécialisé Sifted a listé plusieurs fintech européennes ayant bouclé leur dernier tour de financement en série B ou C au premier semestre 2021 et qui pourraient se trouver en difficultés, parmi lesquelles Mollie, Scalable Capital, Tandem Bank, Raisin, Zego, ComplyAdvantage, Onfido… Chez ces acteurs, la rationalisation et les plans d’économies drastiques sont encore plus de mise : “revue des priorités, gestion du cash-burn, mise en place de stratégies pour atteindre le point mort et recentrage sur les métiers coeur”, égrène Vanessa Sorel. Si ces stratégies ne suffisent pas et si les fonds manquent, les fintech font parfois appel à leurs investisseurs historiques, pour boucler des bridges (financements court terme) à des valorisations souvent dégradées. “Certaines fintech en recherche de financement à court terme ont engagé des extensions de tours précédents avec des bridges sous forme de dettes convertibles ou BSA-AIR [bons de souscription d’actions – accord d’investissement rapide, Ndlr]”, témoigne Vanessa Sorel. Au Royaume-Uni, Freetrade a levé 30 millions de dollars de dette pour ne pas avoir à négocier une nouvelle valorisation, après avoir réussi à se valoriser à 650 millions de livres lors d’un tour de crowdfunding en novembre 2021, “pic” de la bulle. Particulièrement inspirée, la société de capital-risque ISAI a annoncé le 1er septembre le lancement d’un fonds de “growth lending” doté d’une taille initiale de 40 millions d’euros sur une cible de 80 millions. Il propose une offre de financement non-dilutif de 2 à 10 millions d’euros, principalement sous forme d’obligations avec BSA. “Ce fonds arrive à un très bon moment car il existe très peu de prêteurs de ce type en France, hormis la banque Wormser”, commente Adrien Choquet. Le marché demeure actif Avec les investisseurs, le rapport de force s’inverse. “En 2021, il fallait aller très vite et signer rapidement des term sheets [lettre d’intention de l’investisseur, Ndlr] à des valorisations très élevées, se souvient Marie-Capucine Lemétais. Désormais, les valorisations et les pactes d’actionnaires sont renégociés et le mot d’ordre tend vers la rentabilité.“ Pour autant, souligne Vanessa Sorel, de Clipperton, “le marché n’est pas atone. Les liquidités disponibles restent très élevées et les fonds levés doivent être engagés”. Si l’on peut s’attendre à une contraction du volume d’investissement, un ralentissement des process, une diminution des valorisations, de la taille des tours et des tickets et une réduction de la fréquence des tours, “les fonds ne sont pas à l’arrêt, poursuit-elle. Mais croître ne suffit plus, il faut désormais démontrer une perspective de rentabilité crédible et les phases de due diligence seront probablement plus profondes qu’au cours des années récentes.” M&A Une autre possibilité pourra être envisagée par les fintech en manque de financements. “Nous allons voir émerger des dual tracks, prévoit Ben Marrel : des sociétés qui cherchent soit des petits tours de financement ou bien des bridges auprès des investisseurs historiques, soit une sortie auprès d’un corporate”. Adrien Choquet voit en effet dans la période à venir “une opportunité d’acquisitions de technologies et d’équipes pour les industriels”, avec des valorisations moins élevées. “Le dual track est maintenant considéré, alors que les fondateurs privilégiaient auparavant la voie unique de la levée de fonds.” Vanessa Sorel évoque également la possibilité de consolidations entre fintech, “avec des stratégies visant à des économies d’échelle, des diversifications stratégiques et l’atteinte plus rapide de la rentabilité”. Qonto a par exemple annoncé mi-juillet le rachat de sa concurrente allemande Penta, qui n’avait pas levé de fonds depuis une extension de série B de 7,5 millions d’euros en février 2021. La néobanque pour ados française Pixpay a quant à elle été acquise à la même période par le britannique GoHenry. Elle avait levé 8 millions d’euros en mars 2020. Les fonds vont ainsi réinvestir dans leur portefeuille sur des stratégies de “build-up”. Et Adrien Choquet prévoit aussi “de plus en plus d’opérations avec un échange d’actions entre fintech [le rachat de Penta par Qonto a été réalisé en grande partie par ce biais, Ndlr], car le cash est rare et peu de fonds sont capables de financer des acquisitions en venture”. C’est tout de même la stratégie de Providence par exemple, qui a lancé un fonds européen de growth en Europe doté de 1,21 milliard d’euros en 2021. PSG a notamment pris le contrôle de Budget Insight en avril 2022, en prévoyant une enveloppe “substantielle” pour réaliser des opérations de croissance externe en Europe. C’est aussi celle de Marlin Equity Partners, qui a investi dans la fintech iBanFirst en mai 2021 et lui permettra de “saisir des opportunités de partenariats stratégiques et de fusions-acquisitions, notamment au Royaume-Uni”. “Ces fonds prennent une légère majorité du capital et mettent en place une stratégie de consolidation par la suite”, explique Marie-Capucine Lemétais. Les fintech qui ne trouvent ni acquéreur ni investisseur devront mettre la clé sous la porte. “Les fonds ayant des portefeuilles très valorisés grâce à quelques sociétés qui enregistrent un très bon multiple accepteront d’envoyer certaines sociétés à la casse”, prévoit la partner de Ring Capital. En juillet, la néobanque pour ados Vybe a ainsi annoncé cesser son activité. Elle avait levé 4,6 millions d’euros depuis 2019 auprès de business angels. Une opportunité pour l’early stage ? Certains voient dans les difficultés rencontrées sur les tours de financement plus matures une opportunité pour l’amorçage et l’early stage. “Actuellement, il est plus simple pour un fonds de se positionner sur de l’early stage, car c’est un risque pris à plus long terme, décrit Adrien Choquet. Et puisque la liquidité non dépensée en late stage est encore disponible, les fonds pourront se positionner sur le créneau. Par exemple, Andreessen Horowitz distribue des petits tickets en Europe.” Pour autant, les valorisations sont également impactées, “dès la série A”.Ben Marrel confirme : “certains fonds ont anticipé et levé avant que les conditions ne se refroidissent, comme Breega [qui a annoncé un closing de 250 millions de dollars en juin 2022, Ndlr]. Ils sont donc en position de force pour investir face à ceux qui devaient lever dans les 12 à 18 mois et qui risquent de faire face à des LPs [investisseurs institutionnels, Ndlr] réticents. Investir en early stage avec un horizon de 7 à 8 ans est un bon calcul.” Le BNPL et les crypto durement touchés, le paiement plus épargné Certains segments matures du secteur pourraient être relativement épargnés. “Les entreprises dans le paiement BtoB ou la cybersécurité, par exemple, conservent intrinsèquement beaucoup de valeur, même si elles sont aussi impactées par les baisses de valorisation poussées par les VC, prévoit Adrien Choquet. De même, l’impact sera moins fort sur l’assurance non vie, risque cyber et paramétrique, la regtech…” Chez Ring, Marie-Capucine Lemétais voit un avenir plus favorable pour les fintech à impact. “Nous cherchons des entreprises rentables qui ont besoin d’accélérer mais montrent un sous-jacent solide et nous croyons beaucoup à un nouvel eldorado sur le sujet de l’impact, qu’il soit social ou environnemental. Les entreprises de ce secteur, si elles montrent de bons KPIs, vont attirer les investisseurs car il s’agit de tendances long terme. La fintech en fait partie, avec les néobanques vertes, l’inclusion financière, la data ESG, etc.” Reste que ce segment n’a souvent pas encore produit de résultats tangibles et que “la crise pourrait retarder les projets”, glisse Adrien Choquet. Les modèles de taux, eux, seront plus durement impactés. “Le segment du BNPL est directement touché par la crise, avec la remontée des taux directeurs et la hausse des taux de défaut…”, poursuit le banquier d’affaires. Et tous les schémas qui n’ont pas encore fait leurs preuves vont également souffrir, s’accordent à dire les spécialistes. “Les néobanques BtoC dont les modèles ne sont pas rentables”, mais aussi “les cryptos”, évoque Ben Marrel – même si “le sous-jacent reste attractif pour les institutions financières, notamment la partie infrastructure”, glisse Vanessa Sorel. Aude Fredouelle fonds d'investissementintroduction en Bourselevée de fonds Besoin d’informations complémentaires ? Contactez le service d’études à la demande de mind À lire La valorisation de Klarna diminue de 85 % à l’occasion de sa nouvelle levée de fonds Banques d’affaires : Vanessa Sorel directrice fintech chez Clipperton, Adrien Choquet chez Hottinguer