Accueil > Investissement > Cryptoactifs > Comment la DeFi réinvente l’infrastructure financière Comment la DeFi réinvente l’infrastructure financière La Decentralized Finance, ou DeFi, pesait 197 milliards de dollars fin février 2022. Un montant sans commune mesure avec les flux gérés par le système financier traditionnel. Mais la croissance des applications financières basées sur la blockchain pousse les établissements financiers à s’intéresser au sujet. Que recouvre la DeFi ? Quels sont les acteurs clés du secteur ? Comment la finance traditionnelle pourra-t-elle se connecter à ce nouveau système financier ? Par Aude Fredouelle. Publié le 16 mars 2022 à 12h00 - Mis à jour le 31 mars 2022 à 10h47 Ressources Qu’est ce que la DeFi ? La DeFi, pour Decentralized Finance, désigne “les applicatifs financiers qui fonctionnent sur blockchain”, résume Stanislas Barthelemi, consultant chez Blockchain Partner (KPMG). Selon Julien Maldonato, associé industrie financière chez Deloitte, la finance décentralisée repose aussi sur deux concepts forts qui poussent à repenser complètement les mécanismes financiers. “D’abord, la conservation des actifs quels qu’ils soient (monétaires, instruments financiers, contrats d’assurance…) se fait de manière autonome. C’est ce qu’on appelle l’auto-conservation ou self-custody. Concrètement, cela se traduit par la capacité pour l’usager à détenir ses clés et donc ses actifs, soit dans un portefeuille chaud [ou “hot wallet”, connecté à Internet, ndlr], soit dans un portefeuille froid pour les puristes et accrocs de la sécurité.” Le “cold wallet” peut être un portefeuille matériel (ledger) ou papier. Autrement dit, dans le Web3, la nouvelle génération de technologies basées sur les blockchains, la connexion se fait via le wallet, quand le Web2 passe par les réseaux sociaux (Facebook Connect, Google Connect) et le Web1 par un identifiant et mot de passe. “C’est révolutionnaire, car on ne dépend plus d’un centralisateur qui détient l’identité”, s’enthousiasme Julien Maldonato. Deuxième concept clé : les contrats auto-exécutés, ou smart contracts. “Hormis pour le transfert de fonds, premier cas d’usage de la DeFi, qui ne nécessite pas d’orchestration forte ou de logique centrale, les produits financiers comme le crédit, l’emprunt ou l’épargne nécessitent de gérer des groupes d’individus, au-delà du point à point”, explique Julien Maldonato. Les contrats auto-réalisés permettent aux communautés de se mettre d’accord sur des règles puis de les inscrire dans un contrat qui dispose de cette capacité. Cette logique ne s’applique pas que dans le secteur financier (DeFi). Les applications décentralisées, ou Dapps, sont également plébiscitées dans le domaine du jeu, dans le commerce des oeuvres d’art et les médias. Ces fonctions d’auto-conservations et d’auto-exécution contribuent notamment à l’explosion des jetons non fongibles (NFT), certificats d’authenticité uniques et non interchangeables. Nombre d’adresses actives de wallet interagissant avec les smart contracts par catégorie (Source : Dappradar). La Defi arrive seconde, après le secteur des jeux. Stanislas Barthelemi, de KPMG, ajoute deux notions pour caractériser la DeFi. “D’abord, une composante de transparence, puisque l’on peut inspecter les transactions. Ensuite, une dimension de “composabilité” : n’importe qui peut développer son application financière sur l’infrastructure”. L’AMM au coeur de la DeFi Parmi les contrats auto-réalisés qui permettent le développement d’applications décentralisées, le plus répandu est l’AMM (pour “automated market maker”). “C’est le coeur du réacteur des services DeFi. Ils reposent sur un ou plusieurs contrats AMM qui forment une Dapp, application décentralisée”, décrit Julien Maldonato. L’AMM permet de ne plus utiliser de carnet d’ordres pour organiser les marchés, comme c’est par exemple le cas sur les exchanges centralisés (ou Cex) tels que Kraken ou Coinbase. À la place, ce sont des algorithmes et des courbes de statistiques sur l’offre et la demande qui déterminent les prix. Il n’y a donc plus de tierce partie pour organiser l’échange. Celui-ci est entièrement géré par le contrat AMM. Ce sont des utilisateurs qui créent le marché en fournissant des liquidités dans les contrats. Il s’agit des “liquidity providers” ou “LP”. “Lorsque l’on crée un AMM, on provisionne une réserve dans le contrat pour permettre des échanges, détaille Julien Maldonato. Ensuite, un autre utilisateur peut faire une demande, et le prix de l’actif est déterminé mathématiquement.” Le liquidity provider est un investisseur ou épargnant qui fait travailler son capital. “Certains AMM présentent des rendements très élevés car beaucoup parient sur une transition nécessaire vers la DeFi et souhaitent la motiver par des incitations très fortes, afin d’attirer les liquidités qui viennent des monnaies fiat, ajoute-t-il. Une fois la migration des échanges vers ces nouveaux marchés en tokens effectuée, il est probable que l’on revienne à des rendements plus classiques – mais toujours plus élevés que dans la finance traditionnelle, car il y a moins d’intermédiaires.” Stanislas Barthelemi confirme : “La DeFi est aujourd’hui très subventionnée, ce qui explique son explosion.” À mesure que le marché se développe, les contrats se complexifient. “On voit par exemple apparaître des AMM d’AMM, qui permettent de prendre des couvertures sur un AMM que l’on a créé, afin de s’assurer en cas de problème de provisionnement par exemple”, glisse Julien Maldonato. Quels sont les cas d’usage ? Le premier cas d’usage – le plus simple – est celui du transfert de fonds de pair à pair. Mais les contrats auto-exécutés sont aussi capables de gérer d’autres services financiers plus complexes, comme le souligne Julien Maldonato. “D’abord, les services de placement ou d’investissement via les AMM. Ensuite, la capacité de faire des swaps. Autre cas d’usage : l’emprunt, pour l’effet de levier. Enfin, des assurances de prêt commencent à émerger avec des acteurs comme Nexus, Armor.fi, Etherisc ou Kleros”, rapporte l’associé de Deloitte. Combien ça pèse ? Fin février 2022, la DeFi pesait 197 milliards de dollars, selon TheBlock. On parle de “total value locked” (TVL), qui désigne la valeur gérée par les applicatifs DeFi. “C’est une goutte d’eau par rapport à la finance traditionnelle, mais ce qui est intéressant, c’est la croissance”, note Guillaume Dechaux, directeur commercial de ConsenSys en France. “200 milliards de TVL, c’est certes peu, mais elle ne pesait que quelques centaines de millions de dollars il y a deux ans. Cela montre l’émergence d’une nouvelle infrastructure financière et c’est une rupture”, renchérit Stanislas Barthelemi. Cette valeur est notamment répartie entre les plateformes d’échange décentralisées (Dexes), le prêt (lending), le yield… Quelles sont les principales applications de la DeFi ? Plateformes d’échange décentralisées Les applicatifs les plus importants sont les plateformes d’échange décentralisées (DEX), qui pesaient 69 milliards de dollars fin février, selon The Block. “Contrairement aux plateformes centralisées (ou Cexes), comme Kraken ou Coinbase, ces plateformes donnent la capacité d’utiliser des contrats auto-réalisés pour transférer de la valeur, grâce aux AMM qui fournissent la liquidité”, décrit Stanislas Barthelemi, de Blockchain Partner. Parmi les plus importants en février 2022 : Curve, Trader Joe, Uniswap, PanwakeSwap, SushiSwap et Balancer. Curve pesait environ 19 milliards de dollars de TVL fin février, selon The Block, contre 7,5 milliards de dollars pour Uniswap. Ces plateformes permettent de réaliser des échanges mais proposent aussi de l’épargne et du crédit, précise Julien Maldonato. “Les Dexes sont déjà plus liquides que certaines plateformes centralisées : pour faire un échange entre deux stablecoins, il y a souvent plus de profondeur sur Uniswap que sur Binance par exemple”, commente Stanislas Barthelemi. Selon lui, on assiste avec les Dexes aux “prémisses d’un système financier à part entière créé sur la blockchain”. “Demain, nous pourrions y tokeniser des actifs, et pourquoi pas des actions”, anticipe le consultant. Prêt et emprunt Vient ensuite le segment du prêt (43,6 milliards de dollars). “C’est la faculté à utiliser la crypto que l’on a en portefeuille et à l’exploiter en guise de collatéral pour faire des emprunts”, résume Stanislas Barthelemi. Sur ce créneau se positionnent MakerDAO, Aave, Anchor, Compound ou encore JustLend. Ces services d’emprunt, qui permettent aux investisseurs de recourir à l’effet de levier, présentent encore quelques limites par rapport au secteur financier traditionnel. Pour emprunter, il faut déposer un surcollatéral. Julien Maldonato confirme : “pour prendre de la liquidité créée par l’AMM et inscrire une dette dans un contrat, une surcollatéralisation est nécessaire car la DeFi est risquée”. Résultat : en l’état actuel, “ces plateformes ne vont pas renverser la finance traditionnelle, car elle restent moins efficaces pour des usages grand public comme un crédit immobilier, en raison de la surcollatéralisation”, reconnaît Stanislas Barthelemi. Le réseau Aave tente cependant d’aller au-delà du marché des traders particuliers et d’institutionnaliser la DeFi avec Aave Arc, un nouveau marché pour les institutionnels auquel on ne peut accéder que sous condition de KYC lancé en janvier 2022. Cela pourrait permettre à des grands groupes acceptant les paiements en stablecoin d’en placer une partie sur Aave Arc. Fund management Troisième segment : la gestion de fonds. “Par exemple, Yearn finance, qui pèse 4 milliards de dollars en termes de TVL, permet de créer des hedge funds, pointe Stanislas Barthelemi. Les utilisateurs n’ont qu’à déposer leur argent dans le fonds et le laisser travailler, tandis que des stratégistes se rémunèrent sur la performance.” Quels sont les protocoles plébiscités ? La Blockchain Ethereum est la plus ancienne et la plus utilisée par les applications DeFi. Elle représentait fin février 2022 116 milliards de dollars de TVL, selon les données rapportées par The Block. Mais d’autres émergent également, parmi lesquelles des solutions de seconde couche d’Ethereum, baptisées Layer 2 ou L2, qui visent à améliorer sa rapidité, sa performance ou encore sa consommation en énergie. Julien Maldonato évoque “10 à 15 protocoles solides et crédibles”. Selon The Block, les protocoles dominants début mars, après Ethereum, sont Terra, Binance (BSC), Avalanche et Fantom. “Polygon, qui fait partie de l’écosystème Ethereum, était aussi dans le top 5 il y a peu”, ajoute Stanislas Barthelemi, qui mentionne également la popularité de Solana. Imbrication avec le secteur traditionnel Quel sera le rôle du système financier traditionnel dans la DeFi ? D’abord, et en l’absence de réglementation, certains acteurs crypto tentent d’auto-réguler le système pour y attirer les institutionnels, à l’image d’Aave Arc et la mise en place d’un KYC. “La réglementation est encore très peu mature. La proposition européenne MiCA, par exemple, traite du sujet des stablecoins mais pas de la DeFi”, précise Stanislas Barthelemi. Notre interview de M. Lucchesi et F. Guiader (Gide 255) sur la réglementation MiCA Selon Julien Maldonato, “le rôle des banques pourrait d’abord être d’apporter de la liquidité dans le système. Aujourd’hui, la migration est réalisée par les particuliers petits porteurs qui convertissent leur monnaie fiat dans la DeFi, mais cela nécessiterait une migration de plus grande envergure avec l’action des banques.” Société Générale, via sa filiale Forge, s’est positionnée en précurseur en apportant de la liquidité sur MakerDAO. Elle a ainsi proposé fin 2021 à MakerDAO d’accepter les jetons représentant une obligation adossée à des crédits immobiliers émis en tant que collatéral pour son stablecoin DAI. “C’est une première pour un acteur financier de premier plan : Forge a tokenisé des obligations immobilières existantes et les a refinancé en prenant un emprunt dans la DeFi”, résume Stanislas Barthelemi. À plus court terme, les banques françaises commencent à s’intéresser au sujet en envisageant de proposer des services de conservation et trading en crypto, comme le font déjà de nouveaux acteurs comme Lydia (avec Bitpanda). Selon l’étude La crypto en France : structuration du secteur et adoption par le grand public, présentée à Bercy le 16 février 2022 par l’Association pour le développement des actifs numériques (Adan) avec le cabinet de conseil KPMG, 8 % des Français ont déjà investi dans les cryptoactifs. En tout, 37 % de la population française aurait déjà investi dans les cryptoactifs ou songerait à le faire. De quoi pousser les banques à proposer des services de détention de cryptoactifs puis, dans un second temps, “permettre de les traiter dans des applications DeFi pour obtenir du rendement”, prévoit Stanislas Barthelemi. Les banques pourraient ainsi s’engager dans la CeDeFi (Centralized Decentralized Finance), c’est-à-dire les services centralisés donnant accès à la DeFi. “Les banques vont probablement acheter ou intégrer des acteurs de custody, qui assurent la conservation de crypto pour le compte de tiers, et ont déjà interfacé des briques DeFi, comme Fireblocks par exemple”, prévoit le consultant. “Mais pour aller au-delà de la conservation de crypto-actifs et donner accès à la DeFi, au “prêt et emprunt” comme Aave ou aux plateformes comme yearn.finance, les banques devraient attendre qu’une réglementation soit mise en place”. “Les banques se positionnent, notamment aux États-Unis, pour permettre à leurs clients d’accéder à la DeFi, confirme Guillaume Dechaux, de ConsenSys. Jusqu’à présent, elles travaillaient essentiellement sur des réseaux privés permissionnés, mais grâce au développement de la technologie “zero-knowledge rollup” [L2 qui déplacent certains calculs hors-chaîne et certaines transactions sur la chaîne, ndlr], les grands acteurs bancaires vont pouvoir travailler de façon sécurisée sur des réseaux ouverts comme Polygon et ainsi donner accès à leurs clients à la DeFi. Mais en Europe, ce n’est pas pour tout de suite.” Mais l’implication des acteurs traditionnels dans la DeFi pourrait aller au-delà de ces nouvelles offres. À long terme, le système traditionnel pourrait ainsi être amené à adopter un nouveau rôle dans la DeFi. “Les acteurs au centre du système actuel doivent entreprendre un mouvement vers les bords pour devenir un acteur du cercle et non du centre”, imagine Julien Maldonato. Concrètement, cela signifierait “se positionner sur le contrôle terrain et les interactions avec le monde réel, par exemple pour vérifier les sinistres dans l’assurance, et sur le rôle de conseiller plutôt que celui de chambre de conservation ou conservateur”. Aude Fredouelle bitcoinblockchaincryptoactifcryptomonnaieDeFiDLTethereum Besoin d’informations complémentaires ? Contactez le service d’études à la demande de mind À lire Notes de synthèse Une monnaie numérique de banque centrale, pour quoi faire ? Notes de synthèse gratuit Comprendre les crypto-actifs