Accueil > Investissement > Cryptoactifs > L’investissement en private equity en tokens débarque en France L’investissement en private equity en tokens débarque en France Deux sociétés de gestion françaises ont obtenu le feu vert de l’AMF pour investir dans des projets en tokens. D’abord XAnge, en juin 2023, puis Cathay Innovation en juillet, pour son fonds Ledger Cathay Capital, dédié au Web3 et aux cryptoactifs. Mais quel est l’intérêt, pour les capitaux-risqueurs, d’investir en tokens plutôt qu’en equity ? Quels sont les impacts en termes de régulation, de valorisation et de stratégie de sortie ? Par Aude Fredouelle. Publié le 08 novembre 2023 à 17h26 - Mis à jour le 09 novembre 2023 à 17h14 Ressources Les points clés Deux fonds de private equity français ont obtenu le feu vert de l’AMF pour investir en tokens. De premières opérations devraient avoir lieu en 2024. Les fonds français espèrent ainsi, lorsqu’ils investissent dans des projets liés à la blockchain, bénéficier du potentiel succès du token associé. Mais ils n’investiront qu’une minorité des fonds levés en tokens, afin de réduire les risques. Reste à savoir vers quels types de projets les fonds investiront : jusqu’ici, les investissements en equity ont souvent concerné des projets liés aux NFT ou au gaming, plutôt que de l’infrastructure. En parallèle du développement du “Web3” s’est développée une nouvelle tendance chez les acteurs du private equity : l’investissement en tokens. À l’étranger, des sociétés comme Multicoin Capital ou Polychain en ont fait leur spécialité. En France, pourtant, aucun fonds n’a encore investi en tokens jusqu’à présent – hormis via des options d’achat – mais plusieurs d’entre eux s’y préparent pour 2024. C’est le cas de XAnge et Cathay Innovation, qui ont obtenu l’agrément nécessaire auprès de l’AMF mi-2023. Pourquoi investir en tokens ? Pourquoi vouloir investir en tokens plutôt que, de manière traditionnelle, en equity, dans l’entreprise portant le projet ? Chez XAnge, Luc Jodet, partner, précise que cette nouveauté n’a en tout cas pas vocation à devenir la norme. “Nous ne pensons pas que toute la finance va être tokenisée. Nous restons persuadés que l’equity a une grande place dans l’investissement et nous continuerons à investir en equity. Mais parfois, le financement ne peut pas se faire en equity et dans ce cas, nous passerons par les tokens. C’est le cas, par exemple, de l’investissement dans des protocoles, dans des projets déposés sur des blockchains publiques comme des solutions de layer 2 [surcouche d’une blockchain existante, Ndlr]. Je pense par exemple à des solutions de passage à l’échelle sur Ethereum comme Optimism ou Arbitrum.” Dans ce cas de figure, “c’est le token qui est vecteur de la valeur”. Pour Adrien Choquet, partner M&A et levées de fonds Fintech et FIG à la Banque Hottinger, les fonds choisiront en fait probablement principalement l’equity token : un investissement en equity dans l’entreprise, et en parallèle un investissement dans son token. “Lorsque le fonds investit en equity dans une société qui a des cas d’usage crypto/blockchain et qui ont ou vont créer des tokens, ce token prend généralement de la valeur. C’est pour pouvoir bénéficier de cette création de valeur que les fonds souhaitent investir en tokens.” D’autant que, comme le rappelle Clément Tequi, fondateur de la blockchain layer 1 Ternoa et CEO de Capsule Corp Labs, “les tokens n’impliquent aucun droit de gouvernance d’entreprise, contrairement à des actions dans une entreprise. Les relations entre les investisseurs en tokens et les entrepreneurs ne sont donc pas régis par des pacte d’associés, et les investisseurs en tokens ne prennent pas part aux décisions concernant le vote des budgets annuels, les grandes orientations stratégiques, etc.” Ce qui veut dire, par exemple, qu’un fonds qui n’investit qu’en tokens n’aura aucun pouvoir pour encadrer le salaire des dirigeants. À la suite d’ICO, des dirigeants ont donc pu s’attribuer des bonus alors que les projets n’ont jamais vu le jour. “En revanche, poursuit Clément Tequi, comme les tokens sont listés, les entreprises doivent fournir une communication financière régulière en ce qui concerne le développement commercial, la signature de nouveaux partenariats et les avancées technologiques.” Chez Cathay Innovation, le cofondateur et CEO Denis Barrier évoque plusieurs raisons pour investir en tokens. D’abord, il souligne l’intérêt intrinsèque des tokens dans le Web3. “Ils permettent de mettre en place des processus automatisés, certifiés et décentralisés pour effectuer des transactions, faire office de notaire et augmenter la productivité. Ils ont une valeur d’utilité et investir directement en tokens permet d’avoir accès à cette valeur”, estime le dirigeant. Deuxième argument : “il s’est créé des pools de liquidité de plusieurs milliards de dollars dans différents tokens comme Bitcoin ou Ethereum. Investir en tokens permet de faire travailler cette économie, et de travailler nativement dans le Web3 avec des éléments de valeur du Web3, sans repasser par l’equity.” Perspective de TRI Si les fonds s’intéressent à l’investissement en tokens, c’est surtout parce que le retour sur investissement est parfois sans commune mesure avec l’equity. “Certains fonds investissant en tokens ont enregistré des taux de rentabilité interne (TRI) impressionnants. Par exemple, un fonds comme True Global Ventures [fonds singapourien dont Franck Desvignes, responsable de l’open innovation chez AXA Next, est l’un des partners, Ndlr], qui a investi dans The Sandbox à ses débuts”, note Adrien Choquet. Clément Tequi confirme : “si le projet fonctionne bien, les multiples potentiels sont bien plus élevés qu’en equity dans des horizons de sortie à deux ou trois ans”. Ternoa, par exemple, a rapporté en moyenne un multiple de huit à ses investisseurs la première année après son ICO. Des fonds d’investissement en tokens au Royaume-Uni, au Luxembourg et en Suisse Les fonds d’investissement en tokens sont nombreux aux États-Unis. “Les grands acteurs crypto comme Paradigm, Andreessen Horowitz, Multicoin Capital, Polychain ou encore Dragonfly ont plusieurs centaines de millions ou même de milliards de dollars d’actifs sous gestion dédiés à la crypto et investis en tokens”, assure Luc Jodet, d’XAnge. Denis Barrier, de Cathay Innovation, abonde : “les acteurs américains ont 4 à 5 ans d’avance sur nous, avec des fonds qui investissent déjà exclusivement en tokens”. En Europe, quelques acteurs se sont bien lancés. C’est le cas de Fabric Ventures au Royaume-Uni, Laser Ventures en Suisse, la branche d’investissement crypto du Japonais Nomura, de Greenfield Capital, w3 ou Blockwall Management en Allemagne, 1kx aux Pays-Bas, Sparkle Ventures, Noia Capital et Tioga Capital au Luxembourg… Alors, pourquoi pas dans l’Hexagone ? “En France, pendant longtemps, il y a eu deux points bloquants, explique Luc Jodet. Il fallait pour se lancer une extension d’agrément de l’AMF, et un dépositaire agréé par l’AMF.” Concernant l’extension d’agrément, “l’AMF demandait beaucoup de prérequis, quand d’autres régulateurs comme la BaFin par exemple estimait que les fonds de moins de 50 millions d’euros n’avaient pas besoin de remplir ces conditions.” Deux fonds français ont finalement décroché le sésame auprès du régulateur : XAnge en juin 2023, et Cathay en juillet. Quant à la banque dépositaire, aucun acteur Français ne souhaitait jusqu’à récemment devenir dépositaire crypto, alors que plusieurs officient déjà depuis quelques années dans les pays voisins.“En Suisse, les banques Sygnum, SEBA, Swissquote et Arab Bank peuvent faire office de dépositaires. Et Sygnum possédant une licence au Luxembourg, elle peut servir les fonds luxembourgeois”, explique Luc Jodet, d’XAnge. Les fonds auraient donc dû, pour se lancer, faire appel à des banques internationales ou mettre en place du “self custody”, en étant les propres dépositaires de leurs crypto et en les sécurisant eux-mêmes. C’est par exemple ce qu’a fait, dans un autre domaine, le gestionnaire français TOBAM. Fin 2021, il lançait le premier fonds français agréé par l’AMF éligible à l’assurance-vie investissant dans le bitcoin et la blockchain, en auto-conservation. CACEIS gérait uniquement le contrôle dépositaire. Aujourd’hui, plusieurs banques françaises montrent toutefois de l’intérêt pour le sujet. Pour stocker des crypto, ces banques dépositaires doivent être enregistrées PSAN et faire appel à des solutions techniques pour les sécuriser, comme Metaco, Taurus, Ledger Enterprise ou Fireblocks. Société Générale-Forge a obtenu l’agrément PSAN et fait office de banque dépositaire, mais plutôt pour ses clients institutionnels : “nous avons déjà beaucoup de travaux sur les sujets de digital assets, et nous n’avons pas prévu de nous adresser à cette catégorie à court terme”, glisse Jean-Marc Stenger, directeur de Société Générale-Forge, qui gère ces sujets au niveau du groupe. Oddo (qui a investi dans Coinhouse, qui détient l’enregistrement PSAN) s’intéresserait également au sujet, mais n’a pas souhaité répondre aux questions de mind Fintech à ce sujet. Reste ensuite CACEIS (groupe Crédit Agricole). notre Entretien avec Jean-Marc Stenger (Société Générale-Forge) “Nous avons obtenu un enregistrement PSAN en juillet 2023 et nous assurons la conservation et la fonction dépositaire de tous types d’actifs digitaux (utility token, NFT, securities tokens et demain, les MNBC), commente Arnaud Misset, chief digital officer. C’est une extension naturelle de nos services de conservation.” Face à de nouveaux acteurs comme Coinhouse, qui se positionne sur la conservation, CACEIS souhaite rester compétitif. Parmi ses prospects et clients : des fonds de private equity. “C’est un segment très important pour nous historiquement, donc dans la même logique il va le rester sur le plan crypto, poursuit-il. Des projets sont en cours et verront le jour concrètement en 2024”. La société passe par la solution suisse de sécurisation Taurus (lire notre étude de cas : “Comment Taurus aide les acteurs financiers traditionnels à tokeniser leurs actifs“). La liste des PSAN agréés et enregistrés auprès de l’AMF De premiers investissements en 2024 Chez Xange, le fonds Web3 baptisé Digital Ownership Fund sera lancé début 2024, assure Luc Jodet, nommé par la société de gestion à la tête du fonds pour son expérience entrepreneuriale dans le secteur – il a cofondé la plateforme de NFT pour la relation client Arianee. “Nous levons en fiat. Nous n’avons pas encore trouvé d’intérêt fort à lever en crypto, puisque la réglementation et la comptabilité rendent bien plus simple la levée et les sorties en fiat. Si on levait en bitcoins, par exemple, tout devrait être valorisé en bitcoins.” Parmi les LPs visés : Bpifrance, “qui pousse la crypto en France”, des corporates, des family offices. Montant ciblé : 60 millions d’euros, avec un premier closing autour de 25 millions – contre 80 millions d’euros annoncés initialement, qui constituent finalement un hard cap. La période est en effet peu propice. “Certes, les freins réglementaires et techniques ont été levés, note Adrien Choquet. Mais avec tout ce qu’il se passe sur le marché crypto et des NFT, il faut réussir à vendre le projet aux LPs, et ce n’est pas simple.” Le lancement était d’ailleurs prévu initialement pour fin 2022. “Le climat du venture est difficile en ce moment et nous avons pris plus de temps que prévu, concède le partner. Les premiers investissements sont déjà en discussion et seront réalisés dès le closing acté”. XAnge prévoit de réaliser entre 20 et 25 investissements, à raison de 5 à 8 par an, via des tickets entre 500 000 et trois millions d’euros. Un tiers du fonds d’XAnge sera investi en tokens et le reste en equity. “Nous prévoyons d’investir environ 40 % du fonds en France, 40 % dans le reste de l’Europe et 20 % dans le reste du monde”, indiquait par ailleurs à mind Fintech en septembre 2022 Cyril Bertrand, managing partner. Chez Cathay Innovation, on prône aussi une “démarche progressive” : “pour être prudents vis-à-vis des souscripteurs, le fonds est investi à 20 % en tokens et 80 % en equity, raconte Denis Barrier. On peut imaginer à terme ou dans le prochain fonds investir la majorité en tokens, mais il faudra que ça aille à la vitesse des autorités légales, de l’écosystème, des dépositaires… Pour que l’on puisse le faire avec la confiance nécessaire par rapport au niveau de risque.” Cyril Bertrand (XAnge) : “Un tiers de notre futur fonds Web3 devrait être investi en tokens” Le fonds Ledger Cathay Capital un SLP, Société de Libre Partenariat – support d’investissement en private equity créé en 2015 et inspiré des Limited Partnerships anglo-saxons, qui permet une flexibilité dans la composition du portefeuille. “On pourra investir uniquement en equity dans certaines entreprises, ou uniquement dans des tokens pour certains projets, et parfois les deux”, assure le partner. Le véhicule a été lancé en partenariat avec la société Ledger, car “il s’agit d’un leader de la sécurité et c’est donc un atout pour réaliser les audits de projets”. Concrètement, le fonds est géré par Cathay, mais l’équipe a accès aux équipes de Ledger pour l’appuyer dans l’étude des projets. “C’est important, surtout dans ce domaine où il est très dur d’avoir des experts pour des due diligence”, poursuit Denis Barrier. “Et cela permet à Ledger d’être au cœur de l’écosystème et d’avoir un maximum de projets sur sa plateforme, même si ce n’est pas obligatoire pour les projets que l’on finance.” Le fonds a été annoncé en juin 2022, avec un objectif de 110 millions de dollars. Un premier closing a déjà été réalisé, notamment auprès de Bpifrance, mais Cathay ne précise pas le montant déjà levé. Quatre investissements ont déjà été réalisés, mais aucun en tokens, et leurs noms n’ont pas été dévoilés. Le fonds investit en amorçage ou en Série A. Ledger et Cathay Innovation créent le premier fonds français d’investissement dans le Web3 D’autres spécialistes français du capital-risque envisagent de se lancer, mais le marché crypto chahuté semble éteindre certaines vélléités. “Un fonds tokens est en réflexion. Nous regardons ce qu’il est possible de faire dans le cadre réglementaire actuel”, indiquait ainsi à mind Fintech en septembre 2022 Bartosz Jakubowski, responsable des investissements crypto d’Alven. “Nous avons dépriorisé le sujet pour l’instant, nous concentrant sur les investissements en equity dans le secteur pour le moment, où nous comptons Cryptio, Kaiko et Kiln dans notre portefeuille“, explique-t-il désormais. Bartosz Jakubowski (Alven) : “Nous investissons davantage en infrastructure et DeFi que dans les NFT” L’infrastructure blockchain laissée pour compte Dans quoi investiront ces fonds spécialisés ? “De nombreux projets émergent après un moment difficile début 2022, avec la crise économique et quelques explosions retentissantes dans le secteur, assure Luc Jodet, d’XAnge. On voit notamment beaucoup de choses intéressantes dans la DeFi et la tokenisation de bons du Trésor américains et nous cherchons des projets similaires en Europe.” Chez Cathay Innovation, on évoque un scope allant “des entreprises spécialisées dans les technologies émergentes DeFi, de sécurité, d’infrastructure, de propriété numérique, de protocoles et plus encore”. Mais certains acteurs de l’écosystème pensent peu probable que les fonds français se tournent vers les projets d’infrastructure et de layer 2. Pour Adrien Choquet, “les fonds vont sûrement investir dans des projets qui parlent à leurs LPs. Je pense que ce qui est le plus probable, c’est qu’ils se tournent vers des entreprises “Web 2.5”, qui aident des sociétés Web 2 à se tourner vers le Web3 avec des cas d’usage simples à comprendre. Je pense par exemple à Nilos, en France, qui aide ses clients à gérer les paiements et leur traçabilité en fiat et en crypto, ou à Cohort, dont le premier cas d’usage permettait aux clients de marques comme Etam d’acheter des NFT sans se créer eux-mêmes un wallet sur Metamask.” Eytan Messika : “Nilos s’appuie sur Modulr pour fournir des comptes euros aux entreprises crypto” Clément Tequi va dans le même sens. “Les fonds peuvent avoir des difficultés à appréhender les différents modèles économiques des entreprises du secteur du Web3. Beaucoup ne savent pas investir sur de l’infrastructure et accompagner le développement d’une blockchain – nous observons que les fonds européens ne se sont pas positionnés sur ce segment laissant la part du lion aux acteurs américains et asiatiques. Les fonds européens préfèrent investir dans des Dapps [applications décentralisées qui fonctionnent sur une blockchain, Ndlr], dont le business model est plus facile à comprendre et la proposition de valeur plus facile à expliquer à un board. C’est bien dommage, d’autant qu’historiquement, il est est très clair que la très grande partie de la valeur du Web3 a été accaparée par les “coin” attachés aux blockchains – ce qui est logique, puisque ce sont les autoroutes qui permettent à tous les projets de se lancer.” Parmi les investissements par exemple déjà réalisés en equity par XAnge dans le secteur : Dogami, une start-up à l’origine d’un jeu permettant d’adopter et d’élever des chiens virtuels NFT. La market cap du token DOGA s’élève aujourd’hui à 2,33 millions d’euros et le volume d’échange quotidien avoisine les 30 euros par jour. Résultat : la France ne compte pas dans ses rangs de champions de l’infrastructure blockchain. “Sans même parler des États-Unis, qui comptent des immenses succès comme Solana ou Aptos, des pays comme le Japon ou la Corée du Sud sont parvenus à faire émerger des projets blockchain dont la market cap atteint les 500 à 600 millions de dollars [Astar au Japon, Klaytn en Corée du Sud, Ndlr], l’Inde Polygon… En France, Ternoa est l’un des leaders du marché et se valorise à seulement 20 millions de dollars, c’est un écart énorme qui s’explique par la frilosité des investisseurs européens à se positionner sur des blockchains”, déplore Clément Tequi. Le modèle économique et la valeur d’une layer 1 ou d’une solution de layer 2 peuvent en effet sembler plus difficiles à évaluer pour les investisseurs et LPs. Pourtant, selon Clément Tequi, “même si c’est plus difficile à comprendre, une entreprise qui porte une blockchain a bien un P&L : c’est de vendre des tokens sur le marché, ce qui crée un chiffre d’affaires et donc un cashflow.” Comment valoriser un token ? Dans le cas d’un investissement réalisé par un fonds à la fois en equity et en tokens, “il n’est pas rare de voir les deux valorisations décorrélées”, note Adrien Choquet. Reste, ensuite, à déterminer la valeur du token. “La tokenomics, ou économie des tokens, est un domaine très jeune sur lequel on trouve peu de littérature, donc il n’est pas évident de déterminer la valeur du token, poursuit le banquier d’affaires. Ce qui est certain, c’est qu’un fonds qui investit à la fois en equity et en tokens cherche à bénéficier d’une réduction sur la valeur du token, qu’il s’agisse de sa valeur de marché s’il est déjà listé ou de sa valeur future d’émission”. Différence notable avec l’equity : l’absence de dilution au cours du temps. “On parle de “fully diluted valuation”, explique Luc Jodet, d’XAnge : nous investissons sur une valorisation qui est la valorisation finale. Alors qu’en equity, on émet à chaque fois de nouvelles parts, lorsque l’on investit en equity tous les tokens sont programmés pour être émis et on investit dès le début dans la future market cap. Par exemple, si je prends 2 % de la market cap globale du projet, j’aurais toujours 2 % à la fin, je ne serai pas dilué comme lorsqu’on investit en equity, à chaque tour de table.” Et toute la question, ensuite, “c’est de savoir combien vaut un protocole. Encore aujourd’hui, c’est une vraie question. Pourquoi Ethereum est valorisé à 206 milliards de dollars ? On peut bien sûr mesurer des ratios, puisqu’on sait combien de revenus Ethereum émet environ 7 millions de dollars de fees par jour, soit 2,5 milliards par an de chiffre d’affaires, ce qui donne une valorisation avec un multiple de 100.” Selon Arnaud Touati, avocat du cabinet Hashtag Avocats, “la valorisation des actifs dans le contexte de l’investissement en tokens nécessite une approche plus holistique, intégrant à la fois les aspects financiers traditionnels et les facteurs spécifiques à l’économie des tokens. Par exemple, l’utilité fonctionnelle des tokens revêt une importance cruciale. Certains tokens offrent des fonctionnalités spécifiques telles que l’accès à des services exclusifs ou des réductions sur les frais de transaction, ou encore des pouvoirs de gouvernance [sur la blockchain, Ndlr]. Ces caractéristiques peuvent avoir un impact significatif sur leur valeur. De plus, la rareté de l’offre de tokens joue un rôle déterminant.” Chez Cathay Innovation, Denis Barrier renchérit : “la valorisation, on la décide de la même manière qu’en equity, avec les fondateurs, et on valorise sur la base de la valeur d’utilité”. Contrairement à l’investissement dans le non coté, le token est souvent listé bien plus rapidement en étant introduit sur les plateformes d’échange qu’une start-up qui lève de l’equity, ce qui permet d’obtenir un prix de marché. Par contre, “on sait que le prix de marché n’est pas nécessairement très représentatif du vrai prix du token, puisqu’il y a peu de liquidité”, reconnaît Luc Jodet, d’XAnge. Quelles perspectives de sorties ? De la liquidité dépendent en effet les perspectives de sortie des fonds d’investissement. Avec le private equity en tokens, pas d’IPO ou de vente à un corporate pour revendre ses parts. Cette fois, les tokens sont vendus sur les plateformes d’échange. “Les security tokens sont réglementés comme des titres financiers, ce qui leur permet d’être négociés sur des plateformes de négociation devant être agréées et régulées par des organismes de régulation financière, telles que l’AMF en France”, rappelle Arnaud Touati. Pour les fonds, cela peut présenter l’avantage de revendre des tokens au cours du temps – et non en attendant la prochaine levée de fonds, acquisition ou IPO, comme en equity. “On s’attend à pouvoir faire de petites liquidations partielles, pour que les exits soient davantage filées au cours du temps, explique Luc Jodet. Dès l’année 3 ou 4, nous pourrons commencer à faire de petites ventes au fil de l’eau, pour réaliser une performance pour rapidement et plus étalée dans le temps plutôt qu’un gros payout à la revente ou à l’exit, en equity. Il faut que ce soit un peu liquide pour les vendre, mais si l’on investit sur le top 500 des tokens, alors il n’y a pas raison que ce ne soit pas le cas.” Même stratégie chez Cathay Innovation : “nous allons investir tôt dans les projets et si cela fonctionne bien et qu’il y a assez de liquidité, nous pourrons rendre la valeur petit à petit aux souscripteurs du fonds, comme une société cotée : sur le Nasdaq, la liquidité est organisée et on ne peut pas tout vendre du jour au lendemain.” Oui mais voilà : la liquidité n’est pas si évidente et les fonds ne pourront peut-être pas vendre si facilement leurs tokens. D’abord, parce que, “en général, les fondateurs négocient des périodes de “cliff” et de “vesting”, explique Clément Tequi, pour étaler les possibilités de vendre. Et ensuite, parce que sur de nombreux projets, les volumes quotidiens d’échange sont bien trop faibles pour pouvoir revendre les tokens.” Sur 25 projets français listés depuis 2017, seuls trois affichent aujourd’hui une market cap au-dessus du montant de leur ICO (iExec, Arc et Ternoa) et, “en moyenne, les projets ont un volume quotidien d’échange inférieur à 10 000 dollars. Or, on considère qu’on peut vendre 1 à 1,5 % d’un volume quotidien sans trop impacter le cours”. De quoi, aussi, remettre en question les rendements affichés par certains fonds d’investissement en tokens. “Lorsque certains affichent des performances prenant en compte les tokens en leur possession sans qu’ils n’aient été vendus, et alors que la liquidité n’est pas suffisante pour qu’ils le fassent, cela pose question”, note Luc Jodet. Aude Fredouelle blockchainDLTfonds d'investissementlevée de fondstokenisation Besoin d’informations complémentaires ? 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