Louis Dreyfus (Groupe Le Monde) : “L’enjeu RH est un point clé de la transition écologique”

La transition écologique prend de plus en plus d’importance dans la société. Où situez-vous les nouveaux enjeux qu’elle crée dans votre politique d’entreprise ?

La transition écologique n’est ni optionnelle, ni secondaire pour un groupe média comme le nôtre, comme pour tous les structures médias. Il y a une prise de conscience générale à faire et qui doit se concrétiser dans toute l’entreprise. C’est donc une priorité, mais elle doit se concilier avec nos activités. Je vois trois enjeux majeurs. D’abord des enjeux industriels : optimiser les outils et process industriels à chaque fois que c’est possible. Il y a une surreprésentation ici du papier : le numérique représente maintenant 80 % de notre activité au Monde, mais le papier représente à lui seul 68 % de l’empreinte carbone. Comme nous ne sommes pas imprimeurs, à la différence de groupe de presse que PQR par exemple, nous avons des difficultés à intervenir sur ces chantiers : en presse quotidienne, nos imprimeurs sont plutôt en position de monopole et les fournisseurs de papier sont en nombre très limité. Le deuxième enjeu est d’ordre économique : comment adapter nos business, et en particulier nos politiques commerciales, au regard des enjeux environnementaux ? C’est le plus compliqué et ce sera forcément très progressif. En sachant que la transition ne peut se faire au détriment de nos activités. D’ailleurs toutes les consommations d’énergie n’ont pas la même valeur. Enfin je vois des enjeux RH extrêmement forts. Nous devons faire monter en compétences nos équipes, ce qui se traduit par notre volonté de former 100 % de nos salariés. Nous avons d’ailleurs commencé par le comex.

Quels sont les leviers sur lesquels agir de façon rapide et efficace ?

Sur le numérique, on peut intervenir. Les dernières refontes de notre site et de notre application mobile avaient notamment pour priorité de baisser de 20 % leur consommation énergétique. Nous sommes également en train d’interroger les data serveurs afin de migrer nos données sur des espaces moins énergivores. De manière plus large, quand on est un groupe média comme le nôtre, et comme d’ailleurs le sont CMI et EBRA,  nous avons aussi la capacité à mieux informer le grand public et à avoir une politique commerciale plus responsable et sur laquelle on peut agir et en particulier sur les offres. Notre régie publicitaire, M Publicité, abonde par exemple de 25 % les inventaires achetés par les marques pour les campagnes qui mettent en valeur la stratégie RSE des entreprises, pour le même tarif. 30 annonceurs ont déjà profité de cette offre. Chaque groupe média peut actionner ce type de levier. Le deuxième axe actionnable relativement rapidement, j’en parlais précédemment, c’est la formation de nos équipes. L’enjeu RH est un point clé de la transition écologique.

Quel est le programme de formation des salariés du groupe Le Monde sur les sujets climatiques ?

Nous avons au sein du groupe Le Monde 900 journalistes sur 1 600 salariés. Nous nous sommes fixé comme objectif, avec Jérôme Fenoglio, le directeur du Monde, que 100 % de nos salariés soient formés aux enjeux climatiques. Dans cette politique de formation, chaque salarié sera formé à la Fresque du Climat, qui est la première étape. Et nous venons d’entamer début avril un cycle de conférences au sein de notre siège, intitulé “Parlons Climat”. La première invitée est Valérie Masson-Delmotte (paléoclimatologue et membre du Giec, ndlr) pour parler des enjeux mis en exergue par le dernier rapport du Giec. Enfin, nous pouvons agir sur la consommation énergétique et les émissions de nos locaux. Pour notre nouveau siège livré début 2020, qui visait à réunir tous les titres du groupe, l’un des objectifs fixés à notre cabinet d’architectes était de réduire l’empreinte carbone de notre immeuble, ce qui a été fait très largement. Et plutôt qu’un grand rooftop pour accueillir des annonceurs, clients et partenaires sur le toit, comme on nous l’avait suggéré, nous avons préféré y mettre des panneaux solaires. Ils fournissent 20 % de la consommation d’énergie de notre siège. Ce sont des leviers comme celui-ci, qui passent inaperçus à l’extérieur et pour nos invités, mais qui ont aussi de l’impact.

Afin de réduire sa consommation de façon optimale, il faut également la mesurer. Avez-vous réalisé un bilan carbone ?

Nous avons effectué un premier bilan de nos émissions carbone en 2019, avant notre déménagement, qui avait chiffré à 41 000 tonnes équivalent CO2 nos émissions, mesurées par Ecoact. Nous sommes en train de chercher un prestataire pour effectuer un nouveau bilan, qui sera donc réalisé dans un contexte différent, celui de notre nouveau siège. Mais plus que le bilan carbone, ce qui est important me semble-t-il, c’est la trajectoire de réduction. Comment chacun de nos groupes médias peut-il se fixer une trajectoire réaliste, compte tenu d’un enjeu important pour notre secteur qui est celui de la croissance de nos activités ? Chacun de nos groupes a vocation à se développer et notamment vers le numérique. Et si on observe ce marché, ce qui est porteur c’est la vidéo. Or c’est un format qui est très consommateur d’énergie et de données, ce qui va à l’inverse de notre objectif. On va donc devoir concilier des objectifs de croissance avec une trajectoire écologiquement plus vertueuse.

Il y a un parallèle à faire avec la transformation numérique lancée il y a dix ans par les éditeurs médias. Quels enseignements en tirez-vous et quelle stratégie peut être dupliquée ?

Oui, effectivement, le parallèle est juste. Nous avons, l’industrie média dans son ensemble, un atout plus important que dans d’autres industries : nous avons déjà été confrontés à ce type d’injonction contradictoire avec la transition numérique. Nous avions tous des activités très papier, très physiques, et nous avons réussi à associer une démarche top-down, portée par les dirigeants, et du bottom-up avec des logiques de formations pour que toutes nos équipes passent progressivement et massivement au numérique. Chacun de nos groupes a montré que nous pouvions le faire en développant largement ses audiences et son activité vers le numérique, et en s’écartant petit à petit du papier. Aujourd’hui, il faut trouver et appliquer la même démarche pour la transition écologique qui est devant nous, avec une logique de formations et un mouvement porté et impulsé par les directions.

Vous évoquiez la formation aux enjeux écologiques des 1 600 salariés du groupe. Quel investissement cela représente-t-il ?

La formation aux enjeux écologiques n’est pas une question d’argent, car mettre en place des cycles de formation avec des conférenciers dans nos locaux ou avec la Fresque du Climat ne représentent pas des budgets importants. Ce qui est essentiel en revanche, c’est que chaque salarié comprenne que c’est une obligation qui nous est faite collectivement de mieux appréhender cette transition, parce qu’ensuite ce sont des gestes à faire au quotidien et des efforts à fournir. Par exemple, quand nous avons déménagé notre siège en 2020, on a divisé par six le nombre de places de parking pour les voitures et multiplié par quatre les places de parking pour les vélos. Il y a eu une démarche pédagogique à entreprendre auprès des salariés.

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Crédit photo : Damien Grenon