Accueil > Investissement > Structures d'investissement > Julien-David Nitlech (Iris) : “Avec la GenAI, nous sommes à l’aube d’un nouveau cycle de transformation et d’innovation” Julien-David Nitlech (Iris) : “Avec la GenAI, nous sommes à l’aube d’un nouveau cycle de transformation et d’innovation” Le capital-risque va-t-il retrouver des couleurs en 2024 ? Rien n’est moins sûr, selon Julien-David Nitlech, managing partner chez Iris (Shift Technology, Kyriba, Getsafe…). Selon l’investisseur, le secteur tech est à l’aube d’une nouvelle révolution portée par la GenAI, mais les technologies ne sont pas encore assez matures pour soutenir des business models viables. Par Aude Fredouelle. Publié le 02 octobre 2024 à 14h26 - Mis à jour le 27 janvier 2025 à 17h50 Ressources Quelle est la thèse d’investissement d’Iris ? Iris est apparue dans les années 1980 et a eu plusieurs vies. Aujourd’hui, la société de gestion se distingue sur trois aspects précis. D’abord, la thèse d’investissement, qui vise des actifs technologiques verticaux et forts. Par exemple, nous avons investi dans Shift Technology en 2014, qui est le “state of the art” du machine learning encore aujourd’hui, avec une équipe sortie de Polytechnique. Nous avons aussi misé sur Kyriba, une solution de gestion de trésorerie et de cash, dès 2010, qui faisait le pari d’une solution verticale cloud pour les grandes entreprises. En dehors de la fintech, nous avons pu investir dans la robotique, la logistique. Mais nous ne faisons pas de “tech-enabled services” [qui couplent le développement de la technologie à un accompagnement humain, Ndlr], comme peuvent l’être les plateformes de livraison. Ensuite, nous investissons aussi bien en venture qu’en growth, auparavant avec un fonds global [300 millions d’euros, dont un tiers dédié au early-stage, investi entre 2017 et 2023, Ndlr] et désormais avec des véhicules séparés. Nous disposons d’un véhicule pour l’early-stage de 120 millions d’euros [l’objectif initial affiché fin 2022 était de 150 millions d’euros, Ndlr], clôturé fin 2023, avec lequel nous avons déjà réalisé huit opérations et qui a vocation à en boucler environ quinze à vingt au total. En parallèle, un fonds growth est en cours de levée, avec un objectif allant de 300 à 500 millions d’euros pour investir sur des séries C, D et au-delà. Nous enregistrons d’ailleurs une forte traction sur sa collecte. Troisième point notable de notre stratégie : nous investissons en France et en Allemagne, pour des raisons logistiques, mais aussi car nous avons une forte croyance dans ces marchés. Ils constituent deux bassins très efficaces et complémentaires pour les corporates et permettent de s’étendre plus facilement dans le reste de l’Europe et de passer à l’échelle. Nous ne réalisons pas beaucoup d’opérations par an : 4 ou 5 dans les années basses, 10 à 12 lors des grosses années. Nous avons géré jusqu’à 900 millions d’euros – aujourd’hui, nous sommes plus aux alentours des 800 millions, avec la vente de plusieurs sociétés. Quelles fintech ou insurtech avez-vous financées ? Nous ne sommes pas spécialisés dans la fintech, mais nous avons investi régulièrement dans le secteur, par exemple dans Clear2pay [3 millions d’euros investis en 2006 dans ce fournisseur de produits de paiement belge, racheté par FIS en 2014, Ndlr] sur le segment de la sécurisation des paiements. Nous avons également financé l’insurtech Shift Technology en 2014, puis nous avons investi dans le courtier allemand actif à l’international Getsafe, dans la solution de détection de dommages automobiles Monk, vendue au bout de trois ans à ACV, dans le spécialiste de la correspondance d’Iban pour les virements SurePay [qui a pris son indépendance de Rabobank, Ndlr]… Et bien sûr, comme je le disais, dans Kyriba, premier acteur majeur de la gestion de la trésorerie. Notre base de données des levées de fonds des fintech et insurtech en France Lesquelles n’ont pas fonctionné ? Nous avons investi dans Compeon en Allemagne pendant le confinement. C’était une société qui apportait des dossiers de crédit, un peu comme Unilend en France. Nous avons eu beaucoup de débats en interne, mais nous avons décidé d’y aller, car avec le Covid, il y avait un vrai enjeu sur la qualité des dossiers. Cela n’a pas fonctionné car le marché est très dur et le crédit demeure un sujet très difficile en Allemagne – également en France, comme le montre la fin d’October. Je peux aussi évoquer Getsafe, financé en 2015. C’est un courtier qui croît, qui a beaucoup de GMV [volume d’affaires, Ndlr], qui s’est déployé en France, au Royaume-Uni, et ailleurs. [Un an après son lancement en France, Getsafe a d’ailleurs suspendu son service dans le pays en février 2024, Ndlr] Mais est-ce une réussite ou un échec ? Nous avons investi beaucoup d’argent pour une GMV intéressante, mais est-ce que sa valeur est en ligne avec ce qu’on a investi ? Getsafe a beaucoup brûlé pour en arriver là, et il n’est pas sûr que sa valeur permette à tous les investisseurs de s’y retrouver. L’investissement des VC dans les start-up a marqué un coup d’arrêt en 2023 Pensez-vous que cela va repartir ? On ne peut pas dire que cela redémarre, nous sommes dans un contexte de marché très difficile. J’ai démarré dans le secteur tech en 1999 et depuis j’ai connu des cycles haussiers et baissiers, et je trouve que le cycle actuel est très complexe. Les taux de croissance sont plus bas, et dans le même temps on vit un moment d’innovation majeur avec l’IA, aussi fort que ce qu’a été le web dans les années 2000 puis les plateformes intermédiées de Meta (Facebook et Instagram) à la fin de la décennie. Il y a concomitance d’une révolution technologique majeure qui va prendre plus de temps que ce qu’on croît et d’une situation capitalistique compliquée, puisque beaucoup d’argent a été levé en 2020 et 2021. De nombreux fonds cherchent à déployer et sont sous pression, avec une perspective de lever de nouveau plus difficile, une croissance ralentie et une inflation qui augmente. De leur côté, les LPs, qui ont beaucoup investi dans des valorisations très élevées, ne voient pas de retours, alors que les taux d’intérêt montent et qu’ils ont donc maintenant plus intérêt à investir dans de la dette. Il y a une situation d’entonnoir avec des tours de financement à des valorisations élevées mais sans acquisitions au même niveau et une absence d’introductions en Bourse. On n’a jamais vu ça, c’est un record historique battant même celui de 2008. Donc nous sommes dans une situation compliquée. Je remarque qu’avant les années de vaches maigres, il y a toujours eu des gros tours et des effets de manche… et il y en a justement eu beaucoup récemment, ce qui me fait dire qu’on est sur un cycle haussier. Comment cela se répercute sur votre stratégie et votre rythme d’investissement ? Chez Iris, nous n’avons quasiment pas investi en 2021. A posteriori, on se dit qu’on a bien fait. On ne sait pas très bien traiter les décorrélations de marché. Quand on a du mal à faire sens des valorisations et que le marché est très compétitif, nous ne pensons pas que cela soit justifié par une qualité généralisée du marché. Nous préférons investir davantage pendant les années post-revirement de cycles, avec de nouvelles zones d’innovation, par exemple entre 2012 et 2019 – années qui coïncident avec une vague d’apparition de sociétés de machine learning, d’IA ou de robotique. Ces entreprises ont défini des catégories dans leurs environnements parce qu’il y avait de la place sur ces marchés pour se redéfinir. Dans ce cas, il y a une perspective de croissance et de génération de valeur. Actuellement, nous sommes dans une période où il faut être très prudent, à l’aube d’un nouveau cycle de transformation et d’innovation. Des sociétés comme OpenAI ou Anthropic sont en train de révolutionner le marché mais leurs produits ne sont pas encore matures, ils génèrent encore beaucoup d’hallucinations. Ces acteurs ont besoin de beaucoup d’argent en plus de ce qu’ils ont déjà brûlé pour parvenir à un business model viable. Nous sommes aux prémices d’un changement drastique : dans deux ans, pour créer une société, il faudra peut-être maîtriser de nouveaux outils beaucoup plus simples et automatisés et il y aura éventuellement besoin de moins de codeurs, les infrastructures seront moins coûteuses… Mais pour en arriver là, il faut encore réaliser beaucoup d’économies de transformation. Nous sommes en plein “turnaround technologique” et au même moment, il y a une inflation élevée et des taux de croissance bien plus faibles qu’il y a quelques années. Cela ne signifie pas qu’il ne faut rien faire, mais très bien choisir les actifs. Aujourd’hui, pour nous, les enjeux tournent autour de la qualité des données et de leur intégration dans les outils de travail… Car en période de rationalisation des coûts, lorsqu’une société a beaucoup d‘abonnements SaaS et d’outils, elle conserve les outils profondément intégrés dans ses actifs ou qui traitent réellement ses données. On se demande si l’actif a su se rendre indispensable ou non. Quelle vision avez-vous du segment fintech et insurtech ? Nous avons vécu des années passionnantes, avec l’arrivée de solutions d’accompagnement des forces de vente, d’outils d’analyse… et aussi en front-end, avec des produits de courtage en assurance comme Lemonade ou Luko. Sur le back-office, la tendance s’est consolidée, mais sur le front-end, en courtage, on a observé des valorisations très élevées avant de réaliser que les quantités d’argent dépensées par les VC pour arriver à des chiffres à peine comparables à ceux d’un assureur classique ne donnent pas un bon ratio. En BtoC, seul Alan pourrait avoir passé le cap [il ne s’agit cependant pas d’un courtier, Ndlr]. Dans le monde assurantiel, nous nous intéressons beaucoup à la question de l’IA, de ce qui a trait à l’automatisation des traitements, de la décision de payer ou non, de gérer les sinistres dans l’assurance… D’où notre investissement dans Shift. Mais tout est lié à la qualité de la donnée assurantielle et comment elle s’insère dans les métiers. Et nous pensons que l’innovation viendra surtout quand l’IA générative sera absorbée et que l’on pourra travailler davantage sur de nouveaux produits et de la nouvelle marge. Et dans la fintech ? Côté fintech, nous nous sommes autant intéressés à des sociétés “macro” (outils bancaires, outils de production de produits financiers, outils de gestion de bases de données) que “micro” (outils de ledgers, briques transactionnelles dans le monde du paiement…). L’open banking ne prend son essor qu’aujourd’hui véritablement. L’enjeu demain va sans doute être de fluidifier le marché des transactions, de l’ouvrir de façon à ce qu’elles soient acquises par plus d’acteurs et que le monopole du réseau Visa/Mastercard soit mis à mal. On voit une vraie tendance autour de l’émission. Et nous imaginons aussi comment, dans ce monde, la crypto est un idéal intéressant. Nous ne nous sommes pas positionnés mais on a vu émerger des acteurs avec une volonté de découper la transaction, de l’amener vers la crypto, même si ça n’a pas encore émergé en termes de volumes aujourd’hui. Morpho Labs, par exemple, est l’une des plus belles sociétés créées sur l’espace crypto et de la génération de crédit, avec une activité énorme relativement à la sphère crypto, mais qui a une marge de progression encore élevée. Nous nous intéressons aux sociétés liées à l’instant payment, et aux acteurs BtoB de sécurisation des transactions – à l’image de l’apparition de la marketplace BtoB Ankorstore par exemple. D’un point de vue généraliste nous avons investi dans Escape, spécialisé dans la sécurisation des API, et l’on voit bien comment les API de paiement et transactionnelles doivent être sécurisées. Globalement, quand on regarde des actifs technologiques dans la fintech et l’insurtech, nous nous demandons quel est le parcours de développement de la société et la valeur de l’actif une fois que la croissance ralentit. Est-ce qu’on voit émerger de la profitabilité incrémentale et marginale ? La vraie question est celle du “go to market” et de ce qu’une société dépense pour faire adopter massivement son produit dans un environnement BtoB. Quelles perspectives de sortie entrapercevez-vous ? Les IPO sont extrêmement rares, et cela peut être un horizon envisageable pour un acteur comme Alan, mais pas la norme. Pour autant, le marché de l’exit n’a pas cessé d’exister. D’une part, avec des sorties plutôt stratégiques d’acteurs corporates qui ont du cash et acquièrent des actifs technologiques pour investir dans des relais de croissance ou de consolidation. Il peut s’agir parfois de très belles acquisitions, ou bien d’alternatives au dépôt de bilan ou à la difficulté de lever. Le monde du private equity est très actif car les fonds n’ont pas beaucoup déployé avec la hausse des taux et ont besoin d’un horizon de profitabilité. Une autre issue à laquelle je crois, mais que l’on voit peu, ce sont les acteurs bancaires, qui ont beaucoup de cash, de pression réglementaire à ouvrir leurs API et de pression des clients pour apporter de meilleures interfaces. J’ai du mal à les voir y parvenir sans acquérir des actifs technologiques. Ces institutionsvont devoir aller vers une réflexion d’acquisition plutôt que de continuer à dépendre de briques technologiques externes. Tous les mois, mind Fintech vous propose un entretien avec un investisseur actif dans le secteur fintech. Lire tous les entretiens Aude Fredouelle fonds d'investissement Besoin d’informations complémentaires ? 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