Accueil > Parcours de soins > Outils professionnels > Applications de santé mentale: raisons et limites d’un succès Applications de santé mentale: raisons et limites d’un succès On dénombre aujourd’hui plus de 10 000 applications dans le domaine de la santé mentale. Un chiffre qui a explosé ces deux dernières années, tout comme celui de ses utilisateurs. Mais ce succès pose de multiples questions sur la définition même de la "santé mentale", l'évaluation de ces applications et leur bénéfice pour les patients. Par Romain Bonfillon. Publié le 03 janvier 2022 à 11h15 - Mis à jour le 13 mai 2022 à 16h12 Ressources Le 21 septembre 2021, Alan officialisait l’acquisition de Jour, une application de santé mentale, pour la somme de 20 millions d’euros. Ce “journal intime réinventé” entrait alors dans la nouvelle offre “Alan Mind” de l’assureur français, dédiée à la santé mentale. Le 6 décembre, trois structures hospitalières londoniennes affiliées au National Health Service (NHS), s’associaient pour lancer un nouveau service en ligne de santé mentale à destination des jeunes. Une semaine plus tard, la start-up de santé mentale Cerebral levait 300 millions de dollars, portant sa valorisation à 4,8Mds$. Quant à HypnoVR, la DTx française a annoncé le 7 décembre 2021 avoir levé 4,5 millions d’euros pour déployer sa thérapie digitale de traitement de la douleur et de l’anxiété. 2 milliards de dollars de levées de fonds en 2020 Pour Michel David, vice-président de la Fédération française de psychiatrie, la consommation des applications pour smartphones correspond à “des usages rapides, que les gens abandonnent” C’est peu dire que la “santé mentale” a le vent en poupe : une étude de Sensor Tower, relayée par CNBC, dévoile que les 20 meilleures applications en santé mentale ont été téléchargées 4 millions de fois en avril 2020 ; l’American Psychological Association (APA) avance le chiffre de 10 000 à 20 000 applications de santé mentale disponibles sur les plateformes de téléchargement. Elles auraient réuni quelque deux milliards de dollars en levées de fonds en 2020, selon l’analyste de données CB Insights. Cet engouement traduit-il pour autant un succès commercial ? Si en termes de valorisation et de levées de fonds, les start-up du secteur parviennent à des chiffres vertigineux (voir tableau ci-dessous), les usages semblent encore peu installés et ce “boom” des applis en santé mentale pourrait n’être que conjoncturel (cf. encadré). Aussi, le psychiatre Michel David, vice-président de la Fédération française de psychiatrie, rappelle que la consommation des applications pour smartphones correspond à “des usages rapides, que les gens abandonnent” et cite un rapport de 2018 fourni par Adjust qui précise que le temps entre l’installation d’une appli et sa désinstallation est, toutes catégories d’applications confondues, en moyenne de 5,8 jours. Les applis en santé s’en sortent plutôt bien puisque leur durée de vie est de… 8,8 jours. Tableau listant les 10 start-up les plus importantes dans le domaine de la santé mentale (en termes de valorisation) au 18 décembre 2021 (Source : Healthtech Alpha) Une question de définition Le Pr Ludovic Samalin, coordinateur des centres experts dépression résistante et troubles bipolaires au CHU de Clermont-Ferrand. Mais que couvre au juste cette famille hétérogène de solutions numériques? Lorsque l’on parle de “santé mentale”, s’agit-il d’aide au bien-être ou, dans un sens plus médical, d’une véritable thérapie? La confusion est grande et une petite expérience sur son smartphone permet de mesurer le flou artistique qui entoure cette galaxie d’applis. Lorsque l’on tape le mot anglais “depression” sur l’App Store d’Apple, plus d’une centaine de propositions d’applications apparaissent, allant de la méditation au calcul des cycles du sommeil, en passant par des exercices de cohérence cardiaque, de coaching, de sophrologie ou encore de “mots mêlés anti-stress” et de… proverbes chinois! “Une application qui vous aide à faire vos exercices de méditation ou de relaxation ne peut pas être considérée comme une application de santé mentale.” Pr Ludovic Samalin Face à ce joyeux capharnaüm, le Pr Ludovic Samalin, coordinateur des centres experts dépression résistante et troubles bipolaires au CHU de Clermont-Ferrand et membre du comité recherche de la Fondation FondaMental, affiche son scepticisme : “Une application qui vous aide à faire vos exercices de méditation, de pleine conscience, de relaxation ne peut pas être considérée comme une application de santé mentale. Le nombre de ces applications dans ce champ-là a explosé puisqu’elles sont finalement simples à développer, rentables du point de vue du business model, car elles n’engagent aucune responsabilité. Dès que vous avez un système qui génère des alertes, qui nécessite une surveillance, et a fortiori si l’application est considérée comme un dispositif médical, vous êtes confrontés à des niveaux de sécurité, des exigences d’hébergement HDS, des critères de scientificité qui vous coûtent beaucoup plus cher !” Distinguer les applications en fonction du service proposé Si l’on tente néanmoins de mettre un peu d’ordre dans la jungle des applis de santé mentale, il faut distinguer, selon le Pr Ludovic Samalin, “les applications qui délivrent de l’information, celles qui permettent l’évaluation (et c’est surtout de l’auto-évaluation), celles qui visent la gestion et/ou le traitement des symptômes et enfin les applications d’aide à la gestion du traitement.” Ces sous-catégories peuvent faire entrer les applis de santé mentale dans la famille des thérapies numériques (ou DTx) définies par Rémy Teston, CEO du média Buzz E-santé et Franck Le Meur, Président-Fondateur de Techtomed, comme des “traitements scientifiquement validés sous forme de solutions numériques (applications mobiles, dispositifs connectés…) pour prévenir, gérer ou traiter un trouble médical ou une maladie”. Mais encore faut-il prouver la dimension thérapeutique de la solution. “Une application qui permet de s’auto-évaluer, avec ou sans système d’alerte, ne peut pas être considérée comme thérapeutique en soi”, soutient le Pr Ludovic Samalin. Et surtout lui donner une validité scientifique. L’interview de Maryne Cotty-Eslous, PDG de la DTx Lucine Quelle évaluation pour ces applications ? En l’absence de régulation, l’éditeur d’application pour smartphone n’a pas besoin de se justifier pour prétendre que sa solution appartient au champ de la “santé mentale”. Pour Isabelle Adenot, présidente de la Commission Nationale d’Evaluation des Dispositifs Médicaux et Technologies de Santé (CNEDiMTS), récemment interviewée dans mind Health, “face à ce déferlement de dispositifs en santé, la grande question est de savoir lequel est le bon. Nous avons déjà donné un avis favorable à des applications, mais il s’agissait d’un outil qui permet de prévoir plus rapidement les risques de rechute d’un cancer du poumon. Pour que nous évaluions un dispositif, il faut déjà que ce soit un dispositif marqué CE, avec une finalité clairement médicale… Nous sommes très loin ici de l’application bien-être !” Pour que nous évaluions un dispositif, il faut déjà que ce soit un dispositif marqué CE, avec une finalité clairement médicale. Isabelle Adenot, présidente de la Commission Nationale d’Evaluation des Dispositifs Médicaux et Technologies de Santé (CNEDiMTS) Cependant, observe le Pr Ludovic Samalin, “il y a une première application dans le champ de la santé mentale qui a été déposée auprès de la HAS pour obtenir sa validation et son remboursement. C’est une application de thérapie cognitivo-comportementale (TCC) appliquée à la dépression qui a déjà été développée dans d’autres pays comme l’Allemagne. De nombreuses études ont été réalisées avec près de 2000 patients inclus. Ils arrivent donc avec un bagage scientifique important, et l’on attend avec impatience la décision de la HAS. S’il y a remboursement, ce sera une première étape importante qui va permettre de différencier les applications reconnues par la HAS de celles qui ne le sont pas.” Malgré toutes les garanties de qualité et de scientificité que permet le marquage CE, il est encore l’exception, notamment pour des raisons de coût (cf. encadré sur l’étude de cas). En outre, peu d’applications satisfont aux trois critères principaux qui définissent un dispositif médical (DM). Cette année, l’ANSM a rappelé ces 3 conditions. L’application doit : – être destinée à une utilisation à des fins médicales au sens de la définition du DM. Ce DM doit permettre, par exemple, un diagnostic, une aide au diagnostic, un traitement ou une aide au traitement. – donner un résultat propre au bénéfice d’un seul patient et être spécifique à celui-ci (pas des résultats pour des groupes de personnes). – fournir une information médicale nouvelle. Pour ce faire, elle doit effectuer une action sur les données entrantes. Il ne s’agit donc pas d’une information issue d’un simple stockage, archivage, communication, mais d’un résultat analysé ou interprété. DM or not DM ? Les applications “de santé mentale” peuvent parfaitement se passer de la certification DM, elles doivent cependant respecter certaines règles, notamment si elles souhaitent intégrer “Mon Espace Santé”. La Haute Autorité de Santé a, à cet égard, publié le 30 juin 2021 un référentiel en précisant qu’ “un des enjeux majeurs de l’évaluation est de trouver le moyen de garantir un niveau de qualité suffisant par rapport aux risques que présente l’utilisation de ces Applications mobiles ou de ces objets connectés”. Le principal risque reste celui du vol et/ou de l’utilisation des données personnelles à l’insu de l’utilisateur. Le sujet est particulièrement sensible s’agissant de données qui concernent la santé mentale… A cet égard, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) a rappelé dès 2018 aux éditeurs et utilisateurs les bonnes pratiques en la matière. “Si l’application propose des fonctionnalités permettant d’assurer un service à distance à son utilisateur (suivi par un professionnel, surveillance médicale, etc.) ou qu’elle comporte une connexion extérieure (ex : sauvegarde des données dans le cloud), le RGPD s’applique”, explique le gendarme de la protection des données de santé, tout en invitant les éditeurs de ces solutions à consulter un référentiel de la HAS daté de 2016, pour s’assurer que leur application “respecte les règles minimum de sécurité, compte tenu des risques d’atteinte à la vie privée”. Ces règles, cependant, s’appliquent à toutes les applications et objets connectés en santé et il n’existe pas, à l’heure actuelle, de réglementation spécifique à la santé mentale à l’échelle nationale, européenne, ou internationale. Ce qu’est une bonne application Le Pr Ludovic Samalin constate qu’”en matière d’efficacité des applications de santé mentale, seules les approches mixtes, faisant intervenir un thérapeute, fonctionnent. C’est ce que prouvent des revues systématiques de la littérature scientifique, qui soulignent également qu’il y a un temps incompressible de recherche et de validation à respecter avant de lancer une application, même si le temps de développement d’une appli en santé mentale peut aller très vite. En même temps, peut-être faut-il revoir le design de ces études pour faire en sorte qu’on arrive à avoir des résultats plus rapides que ceux, très classiques, de l’étude randomisée contrôlée en double aveugle. Il y a une tendance qui va vers les études observationnelles, et souvent multicentriques”. Par exemple, l’approche mixte permet selon lui “d’éliminer les biais de mémorisation que peuvent avoir les patients” et donc, dans le cadre d’un suivi, entre deux consultations “d’être plus précis dans son évaluation”. Seules les approches mixtes, faisant intervenir un thérapeute, fonctionnent. Pr Ludovic Samalin Même constat pour Michel David. “Si un patient et son psychiatre traitant s’entendent pour utiliser une application autour de laquelle ils pourraient travailler tous les deux, alors cela peut être intéressant pour le suivi et l’évolution des symptômes. Mais laisser le patient tout seul avec une application qui concerne la santé, c’est délicat. Le confinement a montré que tout ce qui était à distance pouvait fonctionner, puisqu’on ne pouvait pas faire autrement. Mais tout le monde s’en est lassé, y compris les patients! Il faut se méfier d’un excès de recours à ces solutions numériques, surtout en cette période de pénurie des moyens publics, où les autorités pourraient être tentées de les préconiser parce que l’on a plus suffisamment de psychiatres, médecins, infirmiers”. L’avenir : le digital phenotypying Champ beaucoup plus complexe et ambitieux, celui du digital phenotyping (phénotypage digital). “C’est l’idée d’avoir une signature digitale de comportements qui nous permettraient par exemple de prédire un épisode de crise dans une pathologie donnée, et de faciliter des interventions”, explique le Pr Ludovic Samalin. “Prenons l’exemple de la dépression : si à un moment donné, vous réduisez votre nombre de pas, l’utilisation de votre téléphone, en termes de mails et textos envoyés, et de certaines applications comme les réseaux sociaux, si lorsque vous parlez au téléphone, votre voix a un rythme plus lent, avec plus de blancs, l’analyse de tous ces critères permettra de suspecter une phase dépressive. Si, dans une analyse cette fois-ci qualitative, il y a des mots dans vos textos qui sont des mots-clés inquiétants, autour du suicide, tout cela, notamment grâce à l’intelligence artificielle et au machine learning, peut nous permettre de créer des algorithmes pour prédire un risque ou un état de manière beaucoup plus objective qu’auparavant.” Ce champ se développe depuis quelques années, sans aboutir vraiment pour l’instant. De nombreuses questions se posent, comme la validation de ces algorithmes et l’acceptabilité des patients et des professionnels. Mais le digital phenotyping offre de nouvelles perspectives. “Nous pouvons imaginer aller vers une nouvelle classification, digitale, des pathologies mentales. Nous passerons alors d’un diagnostic subjectif, basé sur l’observation du clinicien, à quelque chose de très objectif, grâce aux mesures de comportement que permettent les smartphones ou n’importe quel capteur que l’on peut brancher à un moment donné”, soutient le Pr Ludovic Samalin. La psychiatrie 3.0 est donc en marche, mais ne verra sans doute le jour que dans quelques années. Covid-19 et santé mentale : des liens ténus Le boom des applis de santé mentale semble, dans sa temporalité comme dans son ampleur, en lien direct avec la pandémie de Covid-19. En effet, selon une étude parue le 9 octobre 2021 dans The Lancet, les cas de dépression et d’anxiété ont augmenté de plus d’un quart dans le monde (respectivement de 28 % et 26 %) en 2020 en raison de la pandémie et de ses conséquences (angoisse liée à la maladie, isolement dû au confinement). Pour autant, si l’on veut établir un lien direct entre la pandémie et l’explosion du nombre d’applications en santé mentale, il nous manque une étude sur le profil des personnes qui utilisent ces applications, souligne le psychiatre Michel David. “S’agit-il de patients suivis ou non ? Le boom s’est sans doute fait sur des gens anxieux qui n’avaient peut-être jamais vu un psychiatre. Dans cette période complexe du confinement, les utilisateurs ont pu vouloir se rassurer ou simplement passer le temps. Au cœur de la pandémie, la question chez les psychiatres a été beaucoup plus celle de la téléconsultation. On parle ici, je crois, de deux populations très différentes : ceux qui consultaient la psychiatrie et ceux qui ne la consultaient pas. Est-ce que les applications ont poussé les gens à consulter ? Ce sera compliqué à comptabiliser, ce sont des études probablement difficiles à mener.” Romain Bonfillon Application mobileCOVID-19Dispositif médicalPatientPsychiatrieRGPDThérapie digitale Besoin d’informations complémentaires ? Contactez le service d’études à la demande de mind À lire 2022 : ce qui va changer pour les acteurs du numérique en santé 3 prédictions de Forrester pour la santé en 2022 Dossier [Étude exclusive mind Health] Quels acteurs français ont le plus adopté le numérique dans leurs essais cliniques ? Start-up à la loupe Comment Sivan a franchi l’étape de la commercialisation Tribune gratuit L’avenir de la santé à l’ère du métaverse